Réalisateur de Bar des rails, L’Ennui, Roberto Succo…, Cédric Kahn revient avec Feux rouges, une adaptation fidèle du roman éponyme de Georges Simenon. Atypique, se méfiant des modes, il suit une route personnelle, exigeante et intuitive. Son cinéma accorde peu de place aux anecdotes ou à la fioriture. Contemporain sans être moderne, il livre une interview qui lui ressemble, entre explications créatives et analyse technique.
La Griffe : Laurence Ferreira Barbosa (réalisatrice de J’ai horreur de l’amour, Les Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel) participe à l’écriture de Feux rouges et vous collaborez également à celle de ses films. Que vous apporte ce travail commun ?
Cédric Kahn : Nous avons des automatismes. Elle me rassure. Son avis est très important car elle est extrêmement exigeante. Travailler avec quelqu’un d’aussi rigoureux me donne l’impression d’aller vers «le mieux». Quand elle juge que telle scène est bien, je sais qu’elle l’est réellement. Je suis sûr de son avis et de son point de vue.
Gilles Marchand, scénariste de Harry un ami qui vous veut du bien et réalisateur de Qui a tué Bambi ?, est aussi intervenu sur le scénario. Comment travaille-t-on à trois ? Le fait qu’ils soient tous les deux metteurs en scène a-t-il changé quelque chose au processus d’écriture ?
Nous n’avons jamais travaillé à trois. J’ai écrit Feux rouges en grande partie avec Laurence Ferreira Barbosa, et de temps en temps Gilles Marchand est venu insuffler un point de vue et nous donner quelques solutions pour nous relancer. Ce n’était pas le même type d’intervention et je travaillais séparément avec l’un et l’autre. J’aime l’idée que les gens aient plusieurs cordes à leur arc et qu’ils ne participent pas à mon film uniquement pour imposer leur univers puisqu’ils ont par ailleurs leur propre occasion de l’exprimer. J’apprécie particulièrement la phase de l’écriture, ce rapport à la matière. Notre collaboration se passait par notes, ensuite j’écrivais seul. Pour moi, c’est le début de la réalisation. Le rythme des phrases, la manière de décrire ou de ne pas décrire une scène me permet déjà de me projeter dans la visualisation du film. Je ne pourrais pas tourner un scénario dont les mots seraient écrits par quelqu’un d’autre. J’imagine que d’autres metteurs en scène procèdent différemment. Certains n’aiment pas écrire et préfèrent qu’on leur apporte un texte déjà scénarisé.
En quoi un auteur classique intéresse-t-il un réalisateur moderne ?
Je ne sais pas si je suis moderne… Je ne me considère pas comme tel en tout cas ! Je ne cherche pas à capter l’air du temps. Pour moi, il n’y a pas de frontières. Le contenu du livre est intemporel. Même si Simenon n’est pas beaucoup utilisé en ce moment, cela reviendra…
Dans le livre, l’histoire se déroule aux États-Unis, pourquoi l’avoir déplacée en France ?
Parce que les comédiens sont français, je le suis également. Il était donc plus naturel de réaliser le film chez nous et en langue française. Le décor n’avait pas non plus d’importance, l’essentiel résidait dans le rapport entre les personnages.
Pourquoi ce choix de Carole Bouquet et Jean-Pierre Darroussin ? Des acteurs reconnus alors que vous aimez utiliser des comédiens débutants ?
Pas débutants mais non professionnels… Pour des personnages dont on devait se sentir proche dès le départ, des acteurs connus me semblaient plus convaincants. Parce qu’ils représentent un peu des vieilles connaissances. De plus, c’était intéressant de me confronter à une autre sorte de travail. Même si c’est effectivement plus risqué de les diriger et de ne pas être dans les schémas habituels. Cependant, ça reste de la théorie car dans la pratique, j’ai trouvé peu de différences. La vulnérabilité de l’acteur face au jeu demeure la même. Il est nécessaire d’aller au bout de la scène et de lui donner envie de chercher au fond de lui…
Roberto Succo est un assassin à l’apparence banale, ici le prisonnier en cavale est plus caricatural. Pourquoi vous être éloigné d’un réalisme qui vous est cher ?
Car ce n’est pas du tout pareil. Dans le premier cas, il s’agit d’un fait-divers. Ici, je voulais esquisser un vrai méchant de cinéma. Je devais rester dans la fiction. Le personnage de Jean-Pierre Darroussin cherche à vivre quelque chose d’exceptionnel, à être hors du temps. Il était donc inutile de tirer le film vers le réalisme. L’assassin en lui-même n’est pas vraiment traité dans le film, mais il est vu à travers ce que le personnage de Darroussin projette sur lui. On pourrait dire d’une façon générale que ce qui nous fascine chez les assassins, c’est leur capacité à transgresser la réalité, à briser les interdits dont notre vie est remplie.
L’interrogatoire, qu’il soit amoureux comme dans L’Ennui ou policier comme dans Roberto Succo et Feux rouges, est récurrent dans vos films. Est-ce une manière radicale d’extraire une vérité de vos personnages ?
Oui c’est intéressant… Effectivement dans L’Ennui, Charles Berling n’est pas flic mais il interroge longuement la fille qu’il aime. Il y a là certainement un côté «comment faire dire la vérité à quelqu’un», comme un aspect rédempteur à l’épreuve du personnage et du cinéma. L’interrogatoire permet de réaliser une scène dont il ne ressortira pas tout à fait le même.
Pourquoi avoir ajouté cet aspect onirique, totalement absent du livre ?
J’aimais l’idée que le film soit entre rêve et réalité, que le spectateur ne sache pas exactement où il mettait les pieds. Le déroulement des événements et le comportement des personnages ne devaient pas être seulement raisonnés, il fallait laisser une place à la paranoïa. Je voulais absolument que le film repose sur plus d’interprétations possibles que le livre.
Vous avez commencé comme assistant monteur chez Maurice Pialat, et son monteur, Yann Dedet est aussi le vôtre. En quoi Pialat a-t-il influencé votre œuvre ?
En plus de la chance de l’avoir rencontré dans le cadre de mon travail, Pialat m’a donné l’envie de devenir réalisateur à mon tour. Il est certain que le visionnement de ses films a été un grand choc ! Mais maintenant, je dirais plutôt que je m’en détache. Tout le trajet de la vie est de devenir soi-même. Peu importe qu’on se nourrisse à droite ou à gauche : je me suis nourri de Pialat, je me suis nourri de Simenon, je me nourris des acteurs avec lesquels je travaille… Toute cette nourriture doit me permettre de me rapprocher de moi-même. Le cinéma n’était pas une vocation au départ dans le sens où je n’avais pas conscience de vouloir faire ce métier. Mon itinéraire me convient. Il me semble naturel car il n’est pas né d’une démarche. J’ai toujours eu besoin de regarder, d’observer, de me retirer dans mon monde. Et le cinéma me permet de prolonger cet état d’absence et de rêverie tout en m’exprimant. Si je n’avais pas fait ce métier, ma vie serait bien différente. Ce n’est pas une activité, c’est bien plus que cela.
Le montage de Feux rouges a-t-il été différent de vos précédents films ?
Nous avions moins de liberté car il fallait respecter le scénario, la fiction, le suspense. C’était plus contraignant : on ne choisissait pas les plans parce qu’ils nous plaisaient mais parce que c’était la bonne manière d’amener les spectateurs à l’interrogation. C’est une tout autre démarche.
Définiriez-vous Feux rouges comme : une quête initiatique, un thriller angoissant ou un road-movie amoureux ?
Un thriller amoureux et une quête initiatique ! C’est l’histoire d’un homme qui, par la pensée ou par les gestes, se reconsidère, recouvre l’estime de soi. Et à partir de là l’estime de la femme qu’il aime. Dans le roman, il y a le fantasme de dominer, de devenir un homme plus fort. Je trouvais intéressant d’aller au bout de ce fantasme.
Vous dites « apprendre à faire des films en les tournant », qu’avez-vous appris sur celui-là ?
C’est la première fois où je me laisse autant aller à la fiction, où je m’accorde autant de marge par rapport à la réalité. En fin de compte, je trouve que la fiction ouvre des portes formidables et que l’imaginaire n’empêche absolument pas d’évoquer l’intimité des personnages !
Comment décidez-vous ou non de réaliser un film ?
Par coup de cœur et intuition… L’envie précède toujours la réaction. D’abord, j’attends que l’idée s’impose réellement car j’en ai souvent eues qui m’intéressaient mais pas suffisamment ; elles ne s’imposaient pas. C’est là où le cinéma rejoint la psychanalyse : qu’est-ce qui fait qu’un projet prend corps ? Il y a quelque chose de profondément lié à l’inconscient. En travaillant sur des images mentales, des rêves, sur l’imaginaire, on le touche de très prêt. Nous agissons sur des choses qu’on ne connaît pas tout à fait nous-même. Pourquoi aller vers tel personnage, choisir tel décor, composer l’image de telle façon ? Parfois nous le savons, mais le plus souvent nous l’ignorons. C’est là où ça devient vertigineux. L’assemblage de toutes ces images devient un rêve abouti. Nous offrons ces images au regard des autres. Ainsi, j’ai l’impression de m’exposer en faisant du cinéma. Je pense qu’on peut me voir à travers mes films.
Mais ne vous exposez-vous pas moins en privilégiant les adaptations littéraires plutôt que les scénarios originaux ?
A priori vous avez raison, mais c’est plus compliqué en réalité. En me sentant sous la protection d’un livre, je pense moins à me préserver justement. Le livre me donne la force de produire des images mais il faut sortir ces dernières et elles partent toutes de notre boîte noire ! On peut tout à fait réaliser une histoire originale et se cacher derrière la forme. De la même façon, on pourrait dire qu’un acteur se protège derrière un personnage mais c’est faux. Un acteur donne toujours quelque chose de lui en jouant… Et puis, j’ai déjà écrit seul mon premier film, Bar des rails, à partir de rien, enfin de rien… de mon imagination ! Il est vrai que je ne l’ai pas fait depuis longtemps mais je le referai. Je ne pense pas que de mon histoire et de mon vécu, je puisse tous les deux ans tirer une œuvre personnelle. J’ai besoin de laisser passer du temps pour m’y remettre, d’accumuler les expériences de la vie. La littérature m’enrichit en attendant.
Comment vous situez-vous par rapport à des cinéastes de votre génération comme Mathieu Kassovitz, Jan Kounen, Olivier Dahan ?
Ils viennent du clip pour la plupart, pas moi. De plus, je n’aurai certainement pas la même carrière qu’eux aux États-Unis. Ou, s’ils viennent me chercher, ce ne sera pas pour les mêmes raisons !
Vous ne vous revendiquez pas non plus d’un cinéma d’auteur !
Non, car je n’ai pas envie de me retrouver catalogué. Je veux être libre, pouvoir choisir mes films en les réalisant avec des acteurs très connus ou des gens dans la rue. S’enfermer dans l’un des deux cas, c’est se restreindre et je pense que l’on peut faire du cinéma sans contraintes. Ce qui est important pour moi, c’est de me promener de la marge au système, mais d’être prisonnier ni de l’une, ni de l’autre. C’est la plus grande des libertés. Je sais que je pourrais encore me passionner pour une œuvre avec de tous petits moyens et j’y prendrais un plaisir supérieur à un tournage avec de gros financements et des stars. Mais quoi qu’il arrive, j’arriverai toujours à mes fins. Il faut savoir imposer ses désirs !