De l’écrit à l’écran, littérature et cinéma

 « Les Tribulations d’une caissière », « Des vents contraires », « La Délicatesse » : trois films adaptés d’œuvres littéraires. Présentés récemment en avant-première au cinéma Gaumont de Rennes, ils sortent ces jours-ci sur les écrans. L’occasion également de relire un entretien sur les relations entre littérature et cinéma que nous avait accordé en 2004 le critique Laurent Aknin.

« Les Tribulations d’une caissière »

Deborah François dans « Les tribulaions d’une caissière »

Deborah François dans « Les tribulations d’une caissière »

Pour payer ses études de littérature, la rennaise Anna Sam travaillait comme caissière dans un hypermarché local. Ne trouvant pas de travail en rapport avec ses diplômes, elle reste caissière pendant huit ans : « Le seul job qui se transforme en vocation obligatoire. » En 2007, la littéraire décide de consigner dans un blog son quotidien, les attitudes et les propos des clients, les humiliations, les rares satisfactions, les relations avec la hiérarchie, la vie de ses collègues, etc. Repéré par un journaliste du Télégramme, le blog connaît un succès tel qu’un livre en est tiré l’année suivante. Les Tribulations d’une caissière se vend à 270 000 exemplaires et est traduit en 21 langues. Un vrai conte de fées !

C’est cette option qu’ont choisie le réalisateur Pierre Rambaldi et le scénariste Michel Siksik pour l’adaptation cinématographique. « Amoureux des films de Frank Capra, j’avais envie de raconter l’histoire extraordinaire d’une femme ordinaire », explique Pierre Rambaldi. « On a mélangé comédie sociale et comédie romantique, ajoute Michel Siksik. Un genre un peu particulier, courant dans le cinéma américain (Working Girl) mais qui n’existe pas en France. » Malheureusement, les bonnes intentions ne font pas un bon film. Mièvrerie voire niaiserie l’emportent. On ressent peu la sagacité et le piquant des chroniques d’Anna Sam.

Les auteurs se sont pris les pieds dans le tapis roulant du mélange des genres, accumulant lourdement les références (un plan sur Au bonheur des dames de Zola ouvre le film). Le conte de Noël sonne faux, et particulièrement Nicolas Giraud qui interprète Charles, le prince (!?) amoureux de la princesse caissière, interprétée par la très lisse Deborah François, fort éloignée de ses rôles dans La Tourneuse de pages et Le Premier jour du reste de ta vie. À trop vouloir lorgner vers le Yann Tiersen d’Amélie Poulain, la musique est horripilante. La lutte des classes est portée par l’excellente Alice Belaïdi (« La distribution, la distribution, tu l’auras dans l’fion ! ») mais elle est bien seule. Quant à l’investigation journalistique incarnée par Elsa Zylberstein et son méchant patron Marc Lavoine, cela tient de l’anecdotique.

« Des vents contraires »

Antoine Duléry et Benoît Magimel dans « Des vents contraires »

Antoine Duléry et Benoît Magimel dans « Des vents contraires »

Après Poids léger, Maman est folle, tous deux réalisés par Jean-Pierre Améris, et Je vais bien ne t’en fais pas de Philippe Lioret, voici le quatrième roman d’Olivier Adam transposé à la télévision ou au cinéma. Jalil Lespert est derrière la caméra ; il s’était déjà frotté à l’univers d’Adam en 2004, adaptant une de ses nouvelles pour son deuxième court métrage (De retour).

Brisé par la brusque disparition de sa femme (Audrey Tautou, dans un petit rôle), l’écrivain parisien Paul Anderen (Benoît Magimel) retourne vivre à Saint-Malo, où il a grandi et où son frère Alex (Antoine Duléry) tient une auto-école. Paul et ses deux enfants emménagent dans l’ancienne maison familiale et il est embauché comme moniteur par son frère. Il tente de se reconstruire, rongé par la culpabilité, bousculé par l’éducation de ses enfants, tiraillé par les souvenirs et les rancœurs de la fratrie.

« Face à ces vents contraires, il faut continuer à avancer, observe Jalil Lespert. Trimbaler ses erreurs, la fatalité. » Situer l’histoire l’hiver renforce l’atmosphère pesante. « C’est un film breton au vrai sens, reconnaît Olivier Adam. Abrupt, rêche, tendre. » Antoine Duléry abonde : « Ma famille est originaire de Saint-Brieuc. J’adore la Bretagne l’hiver, il y a quelque chose de tellurique. » Dans le rôle d’Alex, il interprète parfaitement une partition fragile et grave qu’on ne lui connaissait guère. « J’ai joué dans beaucoup de comédies, parfois caricaturales, et j’avais envie de montrer autre chose, dans la tragédie. »

La direction d’acteurs est le point fort du film où la palette de seconds rôles impressionne. Chacun révèle un pan de la personnalité de Paul, casse le bouclier qu’il s’est façonné et l’oblige parfois à sortir de ses gonds. Il croise d’autres vies que la sienne : une jeune rebelle séductrice (Marie-Ange Casta, pétillante), une policière esseulée et dévouée (Isabelle Carré, inattendue), un commercial tombé au plus bas mais d’un naturel foncièrement optimiste (Bouli Lanners, emballant), un déménageur divorcé désireux de voir son fils (Ramzy Bedia, formidable). « Qu’est-ce qu’on attend ? » scande ce dernier avec justesse dans une danse mémorable sur la chanson de NTM. Mentions spéciales également à la magnétique Aurore Clément et à Daniel Duval dans un rôle inhabituel d’éditeur.

Imperceptiblement, le poids de l’absence (de sa femme) renforce la présence de Paul au monde. Enclin à s’enfermer, il accueille les mains tendues et offre les siennes sans calcul. Même si ses rapports avec son frère ne sont pas sans heurts. Alex n’a pas eu d’enfants ; il n’était pas « le fils préféré » mais il a veillé sur leur père jusqu’à sa mort alors que Paul ne s’est pas déplacé à l’enterrement. Leur relation irrigue tout le film. « Alors qu’elle est très allusive dans le livre, avoue Olivier Adam. Il n’y a presque rien entre les deux frères, pas d’engueulades. C’est le choix de Jalil, comme de remplacer l’inspecteur par une femme. Faire un film pour un film ne m’intéresse pas. Il me faut une vision de cinéaste. Un équilibre entre la signature d’un auteur et l’intensité lyrique de l’acteur. » Cette liberté de ton et de création ne nuit pas à la concision du propos (1h31) ni ne bride l’imaginaire du spectateur auquel le dernier plan fugace du film offre une autre voie interprétative.

« La Délicatesse »

Audrey Tautou et François Damiens dans « La Délicatesse »

Audrey Tautou et François Damiens dans « La Délicatesse »

La délicatesse c’est « pas planter sa femme le soir quand on l’a mise enceinte », dit, mi-sérieux mi-potache, l’acteur François Damiens de sa voix gutturale et son accent belge. Il interprète Markus, séducteur involontaire de Nathalie, sa chef de service jouée par Audrey Tautou dans le film des frères David et Stéphane Foenkinos. La Délicatesse est aussi un roman de David Foenkinos paru en 2009 et vendu à plus de 700 000 exemplaires.

Nathalie est mariée, elle a un travail qui la comble et s’apprête à fonder une famille. Une vie heureuse et bien rangée jusqu’au jour où son mari meurt accidentellement. Elle s’investit encore plus dans son travail, met entre parenthèse sa vie sentimentale, repoussant les assauts lourdingues de son patron (Bruno Todeschini). Mais un jour, dans un état second, elle saute au coup de Markus, un de ses collaborateurs (suédois) qu’elle embrasse fougueusement. Il en est bouleversé, elle ne s’en souvient pas. Sentiments contradictoires entre deux personnalités aux antipodes qui vont pourtant s’attirer irrésistiblement…

Raconté ainsi, avec les clichés qu’on imagine, on a envie de fuir. Le début du film confirme les craintes. Voix off du narrateur, travelling derrière Audrey Tautou dans une rue proprette (et déserte !?) d’un Paris pour office de tourisme ; café de bobos germanopratins où François (le futur mari, incarné par Pio Marmaï) détaille sa technique de drague… Au secours ! Et puis voilà que le voyage de noces est expédié fissa, que le repas de famille avec les beaux-parents se clôt drôlement par : « Finalement, pour l’enfant, vous avez raison, on va le faire tout de suite. Bon dimanche. » Passage à la scène suivante.

Ce découpage vif entre les séquences est un des atouts du film. Il fait de la séduction improbable entre Markus et Nathalie un jeu de pistes dont on est sans cesse surpris par les directions, même si l’on se doute bien de l’issue finale. « La Délicatesse parle de la rencontre amoureuse, analyse David Foenkinos. Il fallait que les lecteurs retrouvent l’univers du livre. Le film devait être fidèle à l’esprit, à la tonalité, sans être un copier-coller. On a inventé le personnage de Sophie, l’amie de Nathalie, pour atténuer sa gravité. »

L’autre atout de La Délicatesse c’est l’interprétation de François Damiens, qui n’est pas sans rappeler les rôles de Pierre Richard ou les anti-héros d’Aki Kaurismäki (dont — hasard ou pas — le nouveau film Le Havre sort le même jour que celui-ci). Des personnages fragiles, lunaires, décalés, empreints de poésie. Lorsqu’il s’assoit à une table, Markus ne déplace pas la chaise, il l’enjambe. Maladroit et naïf, il est aussi pétri d’humour et de lucidité. Un humour pince sans rire, à l’opposé des caméras cachées de François l’Embrouille ou de ses rôles dans Rien à déclarer et L’Arnacœur. « J’ai fait des trucs plus sérieux mais les gens ne vont pas voir les films tristes, regrette François Damiens. J’ai vite compris Markus car je suis un peu comme lui : gauche, sincère. Son côté atypique n’est pas une marque de fabrique. » Comme la musique d’Émilie Simon qui ajoute au charme de cette Délicatesse.

« Les Tribulations d’une caissière » et « Des vents contraires », en salle depuis le 14 décembre. « La Délicatesse », sortie le 21 décembre.
À retrouver dans la série : Cinéma et littérature
Éric Prévert