Largement conspué au dernier Festival de Cannes, le nouveau film de Lars von Trier, Antichrist, vaut largement plus que les quolibets et accusations qu’il a pu susciter après sa présentation. Lars von Trier livre son film le plus sincère, celui dans lequel son obsession du contrôle fait le moins barrage à ses visions absolument ébouriffantes et profondément dérangeantes.
C’est entendu : les films les plus forts sont ceux qui laissent en vous leur empreinte bien après leur projection. C’est une règle d’or dont la fréquentation du Festival de Cannes permet de vérifier toute la validité. Des nombreuses œuvres découvertes les unes à la suite des autres et qui, sur le moment, nous ravissent ou nous bouleversent, combien sont celles qui résistent au rythme effréné des projections cannoises en réussissant à s’installer durablement en nous ? On peut avoir adoré un film sur le moment, hurler au génie au sortir de la salle, et pourtant, deux ou trois films plus tard, il ne restera de lui que le souvenir diffus du plaisir de sa projection.
Plus rares sont les films qui réussissent au contraire à nous habiter longuement, et à planter profondément en nous la graine d’une interrogation qui ne cessera de grandir malgré la beauté immédiate des films leur succédant. Antichrist, est de ceux là et, comme c’est parfois le cas avec les films de cet acabit, il nous aura laissé pourtant sur le moment dubitatif et empli de sentiments de rejet vis-à-vis de certains de ses aspects. Ceux-ci n’auront d’ailleurs pas manqués d’être relevés et vilipendés de la part d’une immense majorité de la presse présente sur place et on risque fort de retrouver la même hargne à les ridiculiser lors de sa sortie. C’est indéniable : le film est outrageusement malsain et Lars von Trier est probablement lui-même un grand malade. Pourtant, on peut aussi penser que c’est de la part de ce style de cinéastes, complètement possédés par leurs obsessions au mépris des convenances, qu’il faut attendre le meilleur dans un paysage cinématographique majoritairement lisse et bien-pensant.
Évacuons d’ores et déjà une évidence : Antichrist fut probablement l’œuvre la plus ahurissante visuellement de l’ensemble de la sélection. Von Trier y renoue ici avec sa première période, au moment où il fut reconnu comme le nouveau génie du cinéma européen avant de camoufler son génie technique derrière l’esthétique lo-fi du Dogme. Mais ce n’est bien sûr pas ce qui importe le plus dans le film. On aurait même plutôt tendance à penser que sa splendeur formelle — en transformant le spectateur en contemplateur —, l’empêche parfois de remplir l’un des objectifs de son cahier des charges : faire peur.
Car il faut le rappeler, Antichrist est bien la première incursion affichée de Lars von Trier dans le film d’horreur. Et dès l’annonce du projet, cela s’est imposé comme une évidence : ce genre cinématographique est bien celui qui sous-tend l’ensemble de sa filmographie. Si, à la sortie de Breaking The Waves, un malentendu fit de Lars von Trier un apôtre de l’amour romantique transcendental, on pouvait pourtant le voir comme un film d’horreur déguisé en mélodrame, tant y était déjà présentes sa fascination déviante (et parfois ironique) envers l’imagerie chrétienne et son obsession pour la figure de la femme en souffrance. La loi du genre mélodrame fait que tout passe sans problème, mais celle du film d’horreur est tout autre, il n’a pour d’autre but que de secouer le spectateur, de le déranger dans ses convictions.
Certes Antichrist joue avec le feu, et certains ne manqueront pas de le refuser en bloc en accusant son auteur de n’être qu’un petit pervers misogyne. On ne sait pas si l’insaisissable malin danois se réjouit de ces accusations, et en particulier celle induite par la remise de l’anti-prix (!) du film le plus misogyne par le jury œcuménique (présidé cette année par Radu Mihaileanu, réalisateur du dégoulinant Va, vis, et deviens), mais elles siéent si bien à son goût de la provocation punk qu’on croirait l’entendre glousser par-delà les frontières. Non, Antichrist n’est pas un film misogyne mais un film « travaillé » par cette tentation, à savoir un rapport similaire qu’entretiennent des chefs-d’œuvre tels que Salò ou les 120 journées de Sodome, Apocalypse Now ou Cruising avec respectivement le fascisme, le bellicisme et l’homophobie.
Von Trier a pour point commun avec tous ces immenses cinéastes (Pasolini, Coppola, Friedkin) de mettre ses tripes et ses interrogations dans ses films et d’embrasser leur sujet sous tous leurs aspects même les plus contradictoires, quitte à plonger dans les abysses pas forcément très proprettes de l’âme humaine. Il y a d’ailleurs sans doute dans Antichrist beaucoup plus de conscience de l’opression féminine — et donc des acquis féministes — que dans beaucoup de films qui se revendiquent militants pour la cause. Il faut également souligner que s’il y a un personnage condamné dans le film c’est bien celui de l’homme dont la suffisante arrogance est traitée avec toute l’ironie propre au cinéaste. De là à dire qu’Antichrist est un film féministe, il n’y a qu’un pas que notre mauvaise foi nous inciterait presque à franchir...
Pour pénétrer dans de film, il faut accepter la logique du pire qui habitait déjà l’ensemble de l’œuvre de Lars Von Trier. Si ce penchant anarchiste est poussé ici particulièrement à bout, on se souvient que Dogville ou Manderlay appliquaient à leur sujet (La Liberté et la Démocratie) un traitement voisin : trouver la faille et s’y engouffrer avec une pointe de gourmandise. Là réside la perversion du cinéaste. Si l’on veut lui en faire le procès, il faudrait en faire de même avec beaucoup de cinéastes, Hitchcock en tête. Mais à la différence de ce dernier dont les pulsions morbides étaient dissimulées derrière l’esthétique hollywoodienne, et donc imperceptibles immédiatement, Lars Von Trier livre ici un film dénudé où tout affleure à la surface dans un chaos généralisé. On aura beau se réfugier derrière le rire ou la condamnation morale, Antichrist est insaisissable, troublant et dérangeant : c’est un grand film et probablement l’un des meilleurs de son auteur.
« Antichrist » de Lars Von Trier, 1h44, Danemark, sortie en France le 3 juin 2009. Voir la bande-annonce
À retrouver dans la série : Festival de Cannes 2009
- « Les Beaux Gosses » : « Bien fait pour ta gueule ! » (12 juin 2009)
- « Antichrist » : Lars Von Trier à cœur ouvert (2 juin 2009)
- « Les Beaux Gosses » reviennent à Rennes (18 mai 2009)