Dans Retour en Algérie, le documentariste breton Emmanuel Audrain recueille les témoignages d’anciens appelés du contingent traumatisés par ce qu’ils ont commis, vu, entendu ou tu, dans cette guerre qui ne disait pas son nom. Une libération par la parole visible jusqu’au 12 décembre dans plusieurs salles bretonnes, dans le cadre du Mois du Doc.
Contrairement aux deux conflits mondiaux, la guerre d’Algérie est rarement commémorée. La France, pays colonisateur, n’est pas dans le camp des vainqueurs. En outre, le « pays des Droits de l’Homme » s’y est déshonoré en pratiquant la torture, puis en la niant.
Retour en Algérie aura-t-il la même postérité que Le Testament de Tibhirine ? Ce documentaire d’Emmanuel Audrain sur les moines français assassinés en 1996 durant la guerre civile algérienne inspira la fiction Des hommes et des dieux réalisée par Xavier Beauvois. Comme dans Le Testament de Tibhirine, le cinéaste fait preuve d’une remarquable capacité d’écoute vis-à-vis de ces témoins.
Ils s’appellent Rémi, Gérard, Stanislas, Pierre, Georges, Gilles… Tous ont été confrontés à la torture, mais ils n’en ont pas ou peu parlé, honteux et perclus de remords. « Je n’ai jamais déclaré la guerre, on a été conditionné », « Pendant longtemps, je n’étais pas normal. Ça m’a hanté toute ma vie. Je ne peux pas regarder certains films à la télé sinon je ne dors pas », « Je me sens mal à l’aise car nous soldats du contingent n’avons pas su dire non », « On était des machines », « On nous a mis dans des situations inhumaines dont nous n’avons pas pu ou pas su nous tirer »… Devant la caméra, un flot de paroles abonde comme si le couvercle avait sauté.
Argent taché de sang
Un déclic est intervenu en 2003 lorsque, âgés de 65 ans, certains appelés pouvaient faire valoir leurs droits à la retraite du combattant. Militant pacifiste, membre de la Confédération Paysanne, le tarnais Rémi Serres s’insurge : « J’aurais bien eu des raisons de la toucher, eu égard à ma modeste retraite d’agriculteur. Mais pour moi, cet argent était taché de tout le sang coulé en Algérie, chargé de toutes les souffrances du peuple algérien. Cet argent, je n’en voulais pas pour moi. Mais je voulais qu’il soit utile à ceux que nous avions fait souffrir ». Il en parle à trois autres anciens appelés, également agriculteurs, et ils créent en 2004 l’association des « Anciens appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre » (4ACG). Ses membres reversent leur retraite de combattant pour financer des opérations de développement en Algérie et dans les pays en guerre.
En Bretagne, Simone de Bollardière apprend l’existence de l’association, elle s’empresse de les féliciter. Elle est veuve de Jacques Pâris de Bollardière. Officier le plus décoré de la France Libre, plus jeune général de l’armée française, il fut le seul haut-gradé à dénoncer la torture en Algérie dès 1957. Il fut relevé de ses fonctions et quitta l'armée en octobre 1961 pour s'engager dans la plupart des causes des années 70 (Larzac, anti-nucléaire, régionalisme breton…). Devenue présidente d’honneur de 4ACG, Simone de Bollardière témoigne dans le film. Elle était présente avec sa faconde habituelle lors de la première projection-débat qui eut lieu en mars 2014 au cinéma Arvor à Rennes. « Tu l’as bien tourné Emmanuel. Ces jeunes étaient enfermés dans une marmite maléfique, ils en font encore des cauchemars. Si je peux les aider à déculpabiliser, à enlever cet abcès purulent. La France se prend très au sérieux mais, taratata, elle n’est pas plus le pays des Droits de l’Homme que les autres ! » Aux jeunes spectateurs, elle lance : « Méfiez-vous de l’obéissance. Ce n’est pas toujours une vertu. Mon mari obéissait à sa conscience ». Il n’a jamais été réhabilité par l’armée française.
« Méfiez-vous de l’obéissance ! »
Témoin dans le film, le rennais Stanislas Hutin intervint également après la séance. « Nous étions dans un état de dépendance. Jeunes sans formation politique pour la plupart, nous étions vulnérables. A la pression militaire, s’ajoutait la peur et les conditions physiques. » Instituteur, il sympathise avec les Algériens, il prend des photos. Il assiste à la banalisation de la torture et se plaint à ses supérieurs. Sans effet. Il fait le portrait de Boutoute, un adolescent de 14 ans torturé à l’électricité. La photo se retrouve par hasard en 2010 en couverture d’un livre de l’historien Benjamin Stora et de Tramor Quemeneur. Lors d’un voyage en Algérie, il retrouve Boutoute. « Je n’ai pas senti la moindre rancœur vis-à-vis de nous. On peut retourner individuellement là-bas, ils en ont besoin. » Impression confirmée dans une séquence du film : « On ne cherche pas à accabler la France, dit un habitant. Même s’il y a eu la guerre, la France et l’Algérie c’est une longue histoire qui doit continuer. Nous ne sommes pas rancuniers pour peu qu’on reconnaisse notre existence en tant qu’êtres humains ».
Dans la salle, Roland Nivet, de l’antenne rennaise du Mouvement de la Paix, insista aussi sur « l’importance de travailler ensemble entre les deux sociétés civiles. L’accord de coopération est insuffisant, il faudrait un accord de paix. Sinon la responsabilité est plus forte pour les appelés que pour l’Etat ». « La guerre n’en finit pas dans les têtes et les cœurs si elle n’est pas nommée, montrée, assumée dans et par une mémoire collective », a écrit Benjamin Stora.