La chanteuse américano-mexicaine Lhasa est décédée le 1er janvier à Montréal, où elle était installée, d’un cancer du sein contre lequel elle se battait depuis près de deux ans. Auteur de trois albums (La Llorona, 1998 ; The Living Road, 2002 ; Lhasa, 2009), elle en préparait un quatrième autour de l’œuvre des poètes Victor Jara et Violetta Parra. Nous republions l’entretien qu’elle nous avait accordé en 2004.
On n’y croyait plus… Après six années d’absence, Lhasa est de retour. La chanteuse américano-mexicaine reprend la route avec The Living Road, un album plus doux et moins théâtral que son premier disque La Llorona, mais tout aussi dramatique. Sur scène, poings fermés, mains tendues, Lhasa reste fidèle à elle-même : elle exhale ses fêlures sur fond de percussions métalliques, de cuivres chatoyants, de cordes mirifiques et de piano mélo. Une orchestration qui sied parfaitement à son timbre de voix. Grave et feutré, fort et sensible, il force le silence entre les morceaux. Des instants choisis par l’artiste pour expliquer ses textes. Débit lent, voix âpre et râpeuse, propos dense, la chanteuse se fait conteuse. Elle a les mots simples et émouvants des gens pour qui le français n’est pas une langue maternelle. Le public envoûté par la musique des mots écoute religieusement ses histoires souvent énigmatiques. Une atmosphère mystique plane sur la salle. L’ambiance de son album, traversé, comme une prière, de questionnements sur la douleur et la culpabilité, n’est pas loin. Autant d’interrogations bouleversantes que la chanteuse décline du fado au folk gitan et sur lesquelles elle revient dans une interview réalisée quelques heures avant son concert au Printemps de Bourges en avril dernier.
La Griffe : Entre le premier et le second album, six années se sont écoulées. Qu’avez-vous fait pendant cette longue période ?
Lhasa : Après la sortie de La Llorona [son premier album, vendu à 300 000 exemplaires, NDLR], j’ai beaucoup tourné. J’étais vidée. J’avais besoin d’une pause. Je me suis reposée puis j’ai rejoint mes trois sœurs qui jouaient dans un cirque contemporain. Je les ai modestement accompagnées au chant pendant près d’un an un peu partout en France. J’ai adoré ça. Travailler et vivre avec les mêmes personnes en permanence, c’est une aventure humaine extraordinaire. Le cirque n’est pas qu’une forme d’art, c’est aussi et surtout un mode de vie génial centré autour de la famille.
Cette expérience a sans doute réveillé quelques souvenirs en vous ?
C’est vrai. Quand j’étais petite, toute ma famille vivait dans un bus entre le Mexique et les États-Unis. C’est en voyageant de la sorte que j’ai appris ce que voulait dire le mot liberté. Je suis nostalgique de cette époque, notamment des quatre dernières années passées en basse Californie, où nous vivions sur de longues plages désertes. Hélas, ces si beaux paysages ont été ravagés par le tourisme de masse. Ce massacre me rend profondément triste.
La tristesse est semble-t-il un état qui vous inspire ?
Oui, la tristesse m’inspire à condition qu’elle soit belle. Lorsque des personnes osent se laisser aller, ça me donne de l’espoir pour l’être humain. Je me dis alors que le monde est peut-être peuplé de personnes sensibles, pas si cyniques que l’on veut parfois le dire. Cette fulgurance a inspiré certaines des chansons de The Living Road.
Quelle couleur avez-vous souhaité donner à cet album ?
Je souhaitais qu’il soit profond, vrai. Que ça soit la trame sonore d’une expérience humaine : la mienne. Je voulais que mes musiques s’apparentent à celles du cœur. J’ai l’impression d’y être parvenue mais, pour l’instant, je ne peux pas réécouter l’album. Il est encore trop frais dans ma tête. Je sais que je n’entendrais que ses défauts. Peut-être ai-je peur de me retrouver confrontée à ce qui a surgi de mon imagination.
Quel est votre rapport à l’écriture ?
Depuis que j’ai 12 ans, j’écris un peu tous les jours. Je jette des phrases sur le papier. Et puis, parfois, j’en mets deux ou trois de côté car j’estime qu’elles ont leur place dans un texte de chanson. Quand je suis inspirée, je peux développer une idée très rapidement mais c’est très rare. J’y reviens souvent au bout de plusieurs mois. Je ne suis pas une machine à produire des chansons. Parfois, je me dis que c’est dommage. Ça me donnerait peut-être davantage confiance en moi et en mon écriture. L’inspiration est une amie sur qui j’aimerais pouvoir compter en permanence. Pour The Living Road elle était au rendez-vous. J’espère qu’elle ne me lâchera pas de sitôt.
À l’écoute de ce disque, on a l’impression que votre voix s’est métamorphosée.
Je ne l’ai pourtant pas travaillée mais c’est vrai qu’elle a évolué. Elle sonne moins grave. Elle paraît plus sereine, plus posée. Pendant l’enregistrement de cet album, j’ai d’abord essayé de chanter comme avant. Je trouvais que je versais trop dans le dramatique. Alors, j’ai décidé de laisser les choses se placer naturellement.
Vos textes, eux, restent intemporels…
J’ai grandi en me sentant hors du temps, sans télévision, ni électricité, ni eau courante… et j’aimais ça. Aujourd’hui, quand j’écris, j’ai tendance à davantage chercher des images de choses éternelles que transitoires. Je ne parle jamais de téléphones, de voitures ni de marques. Je suis le contraire de Vincent Delerm. J’aime plutôt chanter les vérités éternelles…
Comme le vent…
J’ai habité trois ans à Marseille. Le bruit du mistral qui souffle est un souvenir inoubliable. Pour moi, les vents ont toujours représenté des forces mystérieuses, invisibles, qui nous poussent, nous dirigent. C’est pour ça que j’en parle beaucoup dans mes chansons. Je parle aussi énormément des marées. Elles nous emmènent dans des zones de danger émotionnel souvent hors de notre contrôle. Je me suis toujours posé des questions sur ces forces qui poussaient notre existence dans un sens ou dans un autre.
Ce questionnement sur l’existence est omniprésent dans votre dernier album…
C’est vrai. Pour moi, ce disque ressemble à un personnage aveugle, muet et sourd qui marche dans la nuit. Cet être est freiné par une grande tempête. Il avance avec l’espoir d’arriver quelque part. Mais où ? Voilà la question que tout le monde se pose dans sa vie. On ne sait jamais où nous mène l’existence. Moi la première. Mais j’ai l’impression d’avoir compris quelques trucs.
Cela vous rend-il moins vulnérable ?
Je vous mentirais si je vous disais que oui. J’ai une envie irrépressible d’aller le plus loin possible dans mon expérience d’être humain. Mais j’ai l’impression que, dans beaucoup de situations, je m’arrête à mi-chemin à cause de la peur. C’est ma plus grande ennemie. Je le vois de plus en plus clairement au fil des années. C’est pour ça que j’en parle tant dans mes chansons. Le fait de vouloir si passionnément aller de l’avant mais de freiner de toutes mes forces au dernier moment, ça crée un grand conflit en moi. Souvent, je me fais d’ailleurs mal. Mes angoisses m’ont sans doute fait louper beaucoup de choses. Mais je n’ai pas de regrets. Je suis un être humain, pas un ange ! Encore moins un surhomme. Je vis en permanence dans le doute et dans la peur, même si ça marche plutôt bien pour moi. C’est le paradoxe de ma vie et celui de l’existence en général.