Little Bob est toujours d’attaque

65 ans l’année prochaine et la retraite n’est pas pour demain ! La nouvelle tournée de l’increvable Little Bob fait deux incursions en Bretagne (Saint-Malo le 19 novembre, Brest le 20). Cela méritait bien une relecture de l’entretien qu’il nous avait accordé en 2005 à l’occasion de ses trente ans de carrière.

Litte Bob — photo Jackie Mascré

Litte Bob — photo Jackie Mascré

Binic, Côtes d’Armor, août 2005, festival « Autour du Blues ». Ce soir-là, l’assistance semble s’être surtout déplacée pour la star du swamp blues : Tony Joe White, l’auteur du tube « Polk Salad Annie » popularisé par Elvis Presley. Pourtant c’est Little Bob, qui partage l’affiche avec lui, qui donne le meilleur concert. Et pas seulement parce qu’il bénéficie d’un son excellent quand celui du Louisianais est exécrable. Comme d’habitude, Bob ne dépasse pas la contrebasse et il faut parfois tordre le coup pour contempler sa fougue. Mais sa petite taille n’a jamais été un handicap pour cette bête de scène, immense chanteur au timbre gorgé de rock’n’roll, de soul et de rythm’n’blues.

À 60 ans, Roberto Piazza (le vrai nom de ce Havrais né en Italie) entame une tournée qui célèbre ses 30 ans de carrière. Une épopée. Commencée adolescent en 1962 lorsqu’il crée Les Apach’s, elle atteint son apogée à la fin des années 70 avec le groupe Little Bob Story, et se poursuit depuis sans discontinuer avec quelques hauts et pas mal de bas. Mais toujours la foi. Et une aura, un charisme qui confinent parfois à la légende. Avec 250 concerts en deux ans, Little Bob Story fut le seul groupe de rock français à avoir rempli les clubs anglais, partageant la scène avec Motörhead ou Dr Feelgood et s’attirant les louanges de la presse spécialisée (« single of the week » du New Musical Express pour le titre « I’m Crying » en 1976). Bruce Springsteen lui a même offert sa chanson « Seaside Bar Song ».

En 2005, il revient avec un nouvel album, The Gift, où ses propres chansons côtoient des reprises de certains de ses maîtres (Bob Dylan, Little Richard, Willie Dixon, The Pretty Things, The Animals…). Rencontre au long cours avec un intarissable raconteur d’histoires.

La Griffe : Tu te souviens des concerts de l’Ubu à Rennes ?
Little Bob : Le dernier concert, c’était lors de la tournée Lost Territories [en 1993, NDLR]. J’avais un groupe de musiciens français, dont Bertrand Couloume qui est toujours là à la contrebasse. Cette année, il y a aussi des rescapés de Little Bob Story : Nico Garotin à la batterie et Gilles Mallet à la guitare. Lui, c’est le riffeur [il prononce « raïffeur »]. Des guitar-heroes j’en ai eu plein ! Et j’en ai un peu ma claque, parce qu’il arrive toujours un moment où le guitar-hero se prend pour le héros, il va devant la scène et il double les solos. Gilles fait quand même des solos de guitare, mais il a un jeu à part. Ce n’est pas un guitariste soliste qui a appris à jouer en écoutant Clapton, Hendrix, Jeff Beck ou Jimmy Page. Gilles a appris à jouer sur les Stones et quand il fait des solos, ça sort de lui.

30 ans de carrière, une quinzaine d’albums et presque autant de maisons de disques. Ça n’a pas toujours été simple avec elles ?
Elles ont des objectifs. J’ai goûté plusieurs fois aux majors : RCA (maintenant BMG) pendant longtemps, et EMI pour Lost Territories [1993]. Merci EMI, mais avec l’argent qu’ils ont dépensé pour ce disque, j’en fais dix maintenant. Ils avaient même amené la presse à Los Angeles pour écouter l’album en studio. Puis le directeur artistique s’est barré ! Donc tu te retrouves à travailler avec quelqu’un qui prend sa place et qui n’en a rien à foutre de tel artiste ou tel groupe. Ce chef de produit, comme ils s’appellent maintenant, m’a dit au téléphone — pas en face comme ça tu peux pas lui péter la tronche — qu’ils allaient arrêter là parce qu’ils avaient vendu 20 000 copies au lieu des 30 000 prévues dans le contrat. Je ne suis pas naïf, mais à chaque fois que je travaille avec des gens, je crois qu’ils vont le faire pour de bon. J’ai mis un moment à récupérer de cette baffe et je me suis démerdé. Pour l’album suivant, Blue Stories [1997], j’ai demandé une avance à mon éditeur, ça m’a permis d’emprunter. Pour Libero [2002], il a fallu trouver un distributeur pour que les disques soient dans les magasins. C’est tout ce que je veux, ça me suffit. Mais pour qu’ils y soient, il faut que je tourne. Donc on a monté notre petite structure pour tourner et produire mes disques. Si je n’ai pas de blé, j’emprunte. Avec les ventes, je rembourse, je paye mes musiciens et je n’ai pas de dettes. Il n’y a pas de problème, je suis autonome !

En 30 ans, tu as vendu combien de disques ?
Oh… Je ne sais pas… Le premier, High Time [1976], sur la longueur, il a bien dû arriver à 50 000 exemplaires. Livin’ In The Fast Lane [1977], il doit être à 100 000 maintenant… Je n’ai pas compté. Peut-être 400 000 en tout.

Ton nouvel album, The Gift, s’ouvre sur le titre « No Future Is Now ». Es-tu désabusé ?
Attends… J’ai 60 ans ! Je ne suis pas désabusé par rapport à la musique que je fais, par rapport à mon métier. Si je suis désabusé, c’est par rapport au monde tel qu’il tourne, à la politique telle qu’elle est… Quand tu vas de Bush à Poutine, de l’Est à l’Ouest, c’est n’importe quoi. Et tout ce qu’il y a au milieu… Berlusconi en Italie, c’est un escroc. Ceux qui nous dirigent en France, tu as vu ce qu’ils ont fait depuis qu’ils sont là ? Bon, l’Espagne est repassée à gauche, mais l’Allemagne va repasser à droite ! Tony Blair qui est soi-disant à gauche, tu as vu un peu le bordel ?

Havrais de résidence, penses-tu que ton parcours soit lié à la proximité avec l’Angleterre ?
Je ne sais pas. Je suis né en Italie. Mon grand-père paternel était commerçant quand il est décédé très jeune à 54 ans, et mon père qui n’avait rien d’un commerçant a fait faillite derrière. Donc j’avais une éducation un peu bourgeoise au départ. Enfin pas bourgeoise, mais aisée. Et d’un seul coup, mon père s’est retrouvé ouvrier, parce qu’il n’avait pas fait assez d’études. On habitait une ville de province et les gens ont commencé à le regarder de travers. Comme dans tous les pays du sud, le paraître compte beaucoup en Italie… Il a travaillé comme chef-magasinier dans une carrosserie où les ouvriers se sont mis en grève, il a suivi, et il s’est fait jeter. Il en a eu a marre, il a vu une offre pour venir travailler en France, on l’a suivi un an après. J’avais 12 ans.

Si, au lieu du Havre, il s’était installé à Clermont-Ferrand, aurais-tu fait du rock’n’roll ?
Oui parce qu’en Italie j’en écoutais déjà. J’allais voir les films sur le rock. Ça me rendait dingue ! Je sautais en l’air, je me mettais à danser, les ouvreuses me disaient : « Veux-tu te rasseoir petit ! » Parce que je suis petit maintenant mais à l’époque fallait voir, c’était spectaculaire ! Vous auriez vu les photos de classe, ça faisait comme ça… [et Little Bob de simuler des vagues pour expliquer les différences de niveau qu’il y avait à l’endroit où il figurait sur les photos] Donc le rock m’avait déjà chopé. En arrivant en France, j’étais dans un milieu ouvrier, et j’allais jouer au foot sur le stade derrière chez moi avec des Polonais, des Italiens, des Algériens… Et mon premier groupe Les Apach’s était un mélange de tout ça… Je ne croyais pas en moi parce que je n’avais pas le look, mais j’avais une envie. Je ne voulais pas rester travailler dans un bureau. Parfois, j’essayais d’écrire un bout de chanson, et quand mon chef de bureau arrivait, je faisais semblant de travailler. Avec mon groupe, on jouait tous les week-ends. On faisait des concerts en attraction au milieu des bals. On arrivait et les filles hurlaient comme si on était les Beatles ! Mais on SA-VAIT pas jouer ! On CROYAIT qu’on savait jouer ! Je comprends que les mômes de dix-huit ans se croient formidables alors qu’ils ne savent pas encore vraiment jouer.

Cet été, on a joué à Brest aux Jeudis du Port devant 20 000 personnes ! J’étais heureux de voir les mômes danser le pogo. À un moment, une fille monte sur scène, elle se met à danser, je danse avec elle, puis je fais un signe et du coup trente mecs sont montés sur scène ! À la fin du morceau, je leur ai demandé de descendre parce que j’avais besoin de voir les zicos, je ne savais plus où ils étaient ! Ça me rappelle l’ambiance 1977. On avait un public de punks qui venaient nous voir à Londres. On ne voulait pas qu’ils crachent ! On jouait au Marquee et le premier qui crachait, on s’arrêtait, on disait : « You can spit on The Damned, you can spit on who you want, but not on us or we come down ! » [« Tu peux cracher sur les Damned, tu peux cracher sur qui tu veux, mais pas sur nous ou on s’en va »]. Et ils nous faisaient pas chier ! Barbe Noire [le bassiste], qui était doux comme un agneau, il leur faisait peur, habillé tout en noir, avec sa barbe et ses lunettes noires [rires]. Quand il faisait un pas en avant, les mômes faisaient un pas en arrière ! Le batteur, qui était ceinture noire de karaté, il sautait dans la foule et puis vlan ! C’était l’épopée !

Le Havre qui vient d’être classée par l’Unesco au patrimoine de l’Humanité, ça t’inspire quoi ?
Ils sont contents avec ça ! [rires] Mais on ne se sent pas si mal que ça au Havre. La ville est aérée, il y a de grandes et larges avenues – par la force des choses puisque ça a été reconstruit après la guerre ! Comme j’ai dit dans quelques chansons, quand le vent de la mer s’y engouffre, ça enlève les mauvaises odeurs qui peuvent venir des différences de classes. Quand tu viens d’Honfleur, que tu traverses le pont de Normandie, en face de toi c’est la zone industrielle…

C’est blues alors !
C’est très blues ! Avec ces cheminées, ces fumées, de toutes les couleurs… Ça m’inspire. Quand je rentre chez moi, j’ouvre la porte du jardin, c’est un petit paradis, et je suis tranquille. C’est comme ça que j’ai écrit la chanson « Red Clouds » sur The Gift.

Que penses-tu de la scène française ?
Je connais moins les groupes actuels. J’apprécie le travail de Rodolphe [Burger]. Il a un truc à part. Un jour il m’a dit qu’il aurait bien aimé écrire Lost Territories. Et puis sinon… j’aimais beaucoup Noir Dez’. Ça a toujours été très chaleureux, avec beaucoup de respect entre nous. Quand ils jouaient au Havre, ils m’appelaient pour que je vienne. La dernière fois, c’était au moment de l’album Libero. J’y chante en italien une chanson intitulée « Vivere Sperare » (« Vivre et Espérer »). Elle parle des immigrés qui arrivent sur les côtes d’Italie en bateau, pensant trouver le bonheur en Europe. Bertrand [Cantat] voulait absolument que cette chanson passe dans la sono avant qu’ils montent sur scène. Et il voulait que je vienne chanter avec lui. Je l’avais déjà fait deux ou trois fois et je ne suis pas monté sur scène ce coup-là. Si j’avais su… C’est la dernière fois que je l’ai vu [silence ému].

Propos recueillis par Morgan Labey & Eric Prévert

Jeudi 19 novembre 2009 à Saint-Malo (L’Omnibus), vendredi 20 novembre à Brest (Le Vauban).
CD’s : « The Gift », « Live in the Dockland », « Time to blast » (Dixiefrog)
Site internet : www.littlebob.fr
Article précédemment paru dans « La Griffe » n°177 (octobre 2005)
Éric Prévert