Dans le cadre d’une carte blanche au Tambour (cinéma de l’université Rennes 2), l’association Scén’Art propose une mini-rétrospective des films de Nicolas Klotz : Paria (2001), La Blessure (2004) et La Question humaine (2006). Nous republions un entretien avec Nicolas Klotz et sa scénariste Elizabeth Perceval paru lors de la sortie de ce dernier.
La Griffe : Vos longs-métrages (La Nuit Bengali, La Nuit Sacrée, Paria, La Blessure…) participent du désir de filmer le réel. Pourquoi alors ne pas privilégier le documentaire ? Qu’apporte la fiction à votre propos ?
Nicolas Klotz : Nous pensons que le réel nous échappe sans arrêt, d’où la nécessité de la fiction. « Filmer le réel » n’existe pas, le documentaire engendre autant de fiction que l’inverse.
Elizabeth Perceval : Rencontrer des personnes qui vivent dans la rue pour Paria, des demandeurs d’asile pour La Blessure ou des cadres pour La Question Humaine participe de la même démarche cinématographique. Effectivement, certains très grands documentaires contiennent toujours une part de fiction qui permet une respiration particulière du réel. La question ne relève donc pas d’un choix, qui nécessiterait une opposition entre les deux, mais de comprendre comment respirent l’un et l’autre. L’aspect documentaire d’un film, c’est son battement de cœur, une rencontre avec la réalité qui nous échappe et qu’il faut saisir. D’autre part, le réel appartient au cinéma depuis la nuit des temps. Chaplin, Ford, Bresson, tous les grands cinéastes ont nourri un rapport très fort au documentaire.
Vous abordez le monde du travail avec La Question Humaine. Pourquoi le choix du roman de François Emmanuel ?
N.K. : [Se tournant vers sa compagne pour revenir sur le documentaire] Tu as évoqué Chaplin, on peut également citer Fritz Lang qui disait « que les grandes œuvres de fiction sont également de grands documentaires » ! La Question Humaine n’est pas un film sur le monde du travail, mais un film où quelque chose qu’on appelle « la question humaine » travaille, c’est-à-dire : dans notre société que reste-t-il de cette dernière ? C’est également une histoire de meurtre. Au fond, quand on voit Paria, La Blessure et La Question Humaine, ce thème revient toujours.
E.P. : Le roman de François Emmanuel comporte beaucoup de personnages racontés de l’intérieur, comme une réflexion postérieure à l’histoire, sans éléments cinématographiques. Que le récit d’origine soit comme une trame, un squelette, un paysage offert à l’intérieur duquel on commence à construire, nous intéressait. Tout le travail d’écriture a consisté à injecter du cinéma dans l’histoire initiale, réflexion plus mentale autour d’un langage très singulier. Il fallait que le personnage principal ne représente pas simplement son vécu mais que le cinéma lui amène de l’émotion, une vie privée, un état amoureux, une dualité entre le monde du travail et le domaine du privé.
Le livre établit un pont sémantique entre la « solution finale » et les plans de licenciements des entreprises. Comment l’avez-vous traité ?
N.K. : On ne peut à proprement parler de pont, plutôt d’interrogations sur des ressemblances, nous ne voulions surtout pas tout mettre au même niveau. La Solution Finale résulte de l’aboutissement d’un processus sur une vingtaine d’années. On a d’abord commencé par décréter que certaines catégories de la population (handicapés mentaux, homosexuels, Juifs) vivaient inutilement. On préférait donc mettre fin à leur vie pour «les soulager». Bien entendu, nous n’affirmons pas que les plans de licenciements présentent une équivalence mais nous montrons que la Shoah engendre une sorte de rayonnement fossile de la modernité et occupe un rôle de révélateur sur le comportement de la société industrielle qui n’en a pas fini avec elle.
Il ne s’agit pas de sortir de la projection en pensant que le licenciement représente le pire. Simon se rend compte peu à peu que lui, bon technicien irréprochable qui accomplit correctement son travail tous les jours, collabore à un système fasciste. Il faudrait changer de terme, «fasciste» exprime un fait historique précis qui appartient à une autre époque. Et là, nous sommes bien encombrés car nous ne savons pas quel mot employer, problème qui prouve la difficulté de nommer les choses aujourd’hui dans un «pays démocratique» inféodé au libéralisme et qui procède de fait d’un système totalitaire.
Elizabeth Perceval, sur vos précédents longs-métrages, vous avez effectué un long travail de documentation sur le terrain. Avez-vous procédé de la même manière pour La Question Humaine ? Vous a-t-on laissé pénétrer le monde des entreprises ?
E.P. : Cette fois, je ne suis pas allée sur le terrain. Je n’avais pas besoin d’aller en entreprise pour connaître son fonctionnement. J’ai rencontré un certain nombre de jeunes cadres âgés de 23, 24 ans - déjà de petits requins avec des plans de carrière dans la tête ou des soldats installés dans des rapports de force. J’ai également puisé dans le terreau qui m’entourait : Nicolas, l’histoire de son père, de son grand-père et j’ai beaucoup lu : sur la Shoah, sur le langage et la manière dont il déforme les choses. Je voyais ainsi plus d’intérêt à entendre un chef d’entreprise à la radio qui se justifiait d’une délocalisation ou de deux mille licenciements : quels arguments amenait-il ? Quel vocabulaire choisissait-il ? Tous ces mots employés quotidiennement dans les médias et la manière dont ils traitent un évènement ont attiré mon attention sur le fonctionnement d’un langage comme outil de propagande qui montre comment une partie de la population va être démolie, anéantie, détruite par une force libérale.
Pourquoi avez-vous associé des comédiens plus connus à La Question Humaine ?
N.K. : La Question Humaine interroge un cinéma hollywoodien. Ainsi, nous souhaitions des acteurs connus dans un film qui apparaît au centre (puisqu’il parle du monde riche) en apparence et qui se retrouve complètement contaminé par son sujet. À mesure que l’histoire se détraque, nous étions satisfaits de la force apportée par des acteurs connus, aussi subversive qu’avec des acteurs inconnus sur Paria ou La Blessure. La seconde raison réside dans la recherche d’une porosité entre les années 30 et aujourd’hui. Le générique contient plusieurs générations d’acteurs : Michael Lonsdale, Jean-Pierre Kalfon, Lou Castel les plus âgés, Mathieu Amalric et Valérie Dréville les quarantenaires, et des jeunes de vingt-cinq ans qui sortent du Conservatoire. Nous souhaitions également des acteurs qui apportent leur propre histoire de cinéma puisque La Question Humaine repose sur l’Histoire : Michael Lonsdale avec Bunuel, Lou Castel avec Robert Kramer, Jean-Pierre Kalfon avec Philippe Garrel, Mathieu et Valérie avec Arnaud Desplechin et Philippe Garrel aussi…
Vous êtes également exigeants sur la forme de vos longs-métrages en privilégiant, par exemple, le plan séquence dans La Blessure. En est-il de même avec La Question Humaine ?
E.P. : La Blessure comportait beaucoup de plans fixes, le plus souvent des monoplans. La Question Humaine contient des plans séquences mais le travail formel porte aussi sur le champ/contrechamp. Dans le film, une lettre technique qui s’interroge sur l’amélioration du système de gazage dans des camions de transport - document réel de 1942 - représente un contrechamp du monde d’aujourd’hui. À sa lecture seule, avec le vocabulaire employé, impossible de savoir qu’on parle d’êtres humains. Simon apporte un autre point de vue, décrit ce qu’il voit à l’ouverture du camion, ce qu’ont dû ressentir des personnes qu’il nomme, et évoque leur mort à travers ses émotions. Ce travail sur le champ/contrechamp revient donc à regarder le passé, le présent et notre futur. Où comment l’Histoire éclaire, renvoie, rayonne sur notre monde contemporain, sur la modernité d’aujourd’hui, sur son fonctionnement.
Comment vous situez-vous dans un cinéma d’auteur qui a de plus en plus de mal à exister ?
N.K. : Les cinéastes ne sont pas les seuls à connaître des difficultés, toute personne qui subit l’idéologie délétère de la loi du marché se retrouve sous pression. L’être humain lui-même a de plus en plus de mal à exister ! Pour notre génération, la culture du monde communiste générait quelque chose d’incroyable même pour ceux qui ne partageaient pas cette idéologie. Aujourd’hui, avec l’effondrement de ce monde, la culture se réduit pour les jeunes à la société marchande néo-libérale qui produit du vide, accapare l’attention via des produits et vend des espaces de cerveaux disponibles pour Coca-Cola… La zone de l’être humain qui a besoin de la culture se retrouve en danger. Du coup, le cinéma d’auteur devient un peu emblématique de cet endroit de résistance, de plus en plus malmené lui aussi car pour résister il faut connaître l’histoire, la géographie, la littérature, etc. Nous ne pensons pas que les hommes politiques puissent améliorer quoi que ce soit. Il va falloir du temps pour inverser la donne. On a besoin de tout le monde et notamment des jeunes, sans qui rien ne peut être entrepris, car eux seuls peuvent changer les choses. Il faut donc qu’ils viennent faire des films et travailler avec nous !