Le cinéaste Éric Rohmer est mort le 11 janvier à l’âge de 89 ans. Professeur de lettres, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, auteur de nombreux films, du « Signe du lion » en 1959 aux « Amours d’Astrée et de Céladon » en 2007, Rohmer constituait une figure indépendante et en marge des modes du cinéma, attentif toute sa carrière au développement d’un langage qui lui était propre. Nous republions le portrait que nous lui avions consacré en 2004.
Le Ciné Quartier de l’Université de Rennes 2 rend hommage à Éric Rohmer à travers huit longs-métrages emblématiques de l’œuvre d’un des cinéastes les plus exigeants de notre époque, dans sa sempiternelle recherche de la formule parfaite pour exprimer les mille et une divagations du sentiment amoureux. Un chef de file d’une mise en forme épurée qui a influencé des réalisateurs actuels tels que Emmanuel Mouret (Laissons Lucie faire, Vénus et fleur) ou Christian Vincent (La Discrète, Je ne vois pas ce qu’on me trouve).
À l’origine était le mot. C’est en tant que professeur de lettres qu’Éric Rohmer débuta son parcours professionnel. Une passion pour la littérature et le langage qu’il ne cessera jamais de mettre au service de la caméra au cours de sa carrière cinématographique. Mais avant de réaliser pas moins de vingt-quatre films, il fut romancier, présentateur de ciné-club et surtout rédacteur en chef de la revue Les Cahiers du cinéma de 1957 à 1963. Figure de proue de la Nouvelle Vague avec ses amis François Truffaut, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette et Claude Chabrol, il passe à la réalisation avec Le Signe du lion en 1959. C’est à cette époque, en 1962, qu’il fonde avec Barbet Schroeder la société Les Films du Losange qui lui assurera un financement indépendant de ses métrages et lui garantira sa libre expression. Un style personnel où se mêlent art de la dialectique, cruauté des jeux amoureux, réalisme du quotidien, références culturelles…
C’est également en 1962 qu’il réalise La Boulangère de Monceau, premier des six « Contes Moraux »: La Carrière de Suzanne (1963), La Collectionneuse (1967), Ma nuit chez Maud (prix Méliès), Le Genou de Claire (Prix Louis Delluc 1970) et L’Amour l’après- midi (1972). Le trio affectif structure ces histoires de cœur. Un homme, en quête d’une femme idéale, risque de succomber aux charmes d’une autre plus accessible, mais trouve finalement l’incarnation de ses désirs premiers. Marivaudage sentimental, attachement aux mouvements des corps, omnipotence de la parole, économie de la mise en scène, importance du montage, les thèmes chers au réalisateur ne sont pas seulement esquissés mais déjà profondément ancrés.
Les années 1980 sont synonymes pour Éric Rohmer de la collection « Comédies et Proverbes » avec La Femme de l’aviateur (1981), Le Beau mariage (1982), Les Nuits de la pleine Lune (1984), L’Ami de mon amie (1987) mais surtout deux de ses longs-métrages les plus aboutis et récompensés : Pauline à la plage (Ours d’Or à Berlin en 1983) et Le Rayon vert (Lion d’Or à Venise en 1986). Sous le plumage de comédies à l’allure sobre et badine, il dévoile un ramage dense et précis sur les rapports troubles unissant l’homme et la femme avec, en substance, les questions existentielles qu’ils engendrent inlassablement exprimées à voix haute.
À l’aube des années 1990, le réalisateur utilise le rythme de la nature pour écrire les « Contes des quatre saisons » : Conte de printemps (1989), Conte d’hiver (1991), Conte d’été (1996), Conte d’automne (1998). Il confirme ainsi son goût récurrent pour les décors naturels et les tournages en extérieurs, avec une préférence marquée pour la province et la banlieue parisienne. Les personnages aux prises avec leurs démons intérieurs, la plupart du temps tourments de la jeunesse, continuent leur ronde de la séduction, à l’image de Melvil Poupaud, au cœur de l’été breton, qui tel un jeune coq à l’aube d’une nouvelle journée, entonne un chant immuable destiné à l’élue de son cœur, jamais la même mais toujours semblable dans sa constante représentation de l’âme pure. Les tentations sont grandes chez Rohmer mais la morale refuse d’y céder pour conserver intacte l’image de la vierge intouchable (Marion dans Conte d’été ou Pauline dans Pauline à la plage).
En 2001, le réalisateur propose une fresque historique avec L’Anglaise et le duc. Dans cette œuvre tournée en numérique, les comédiens se déplacent en costumes dans des décors représentants des tableaux. C’est son film le plus coûteux et le plus original à ce jour, au regard des moyens techniques utilisés. En 2004, il continue avec Triple Agent à explorer l’histoire, à travers les arcanes de l’espionnage russe en France dans l’entre-deux guerres. À quatre-vingts ans révolus, fidèle à ce qu’il est, garant d’un cinéma à la grammaire rigoureuse, Éric Rohmer poursuit sa route en solitaire, gardant le cap pour atteindre une ultime direction qui pourrait se résumer à ce dernier vers de La Chanson de la plus haute tour écrite par Rimbaud en 1872 et qui débute Le Rayon vert : « Ah ! Que le temps vienne où les cœurs s’éprennent. »