Mano Solo : « Le public a le pouvoir de sauver le disque »

Mano Solo est mort le 10 janvier à l’âge de 46 ans, emporté par le sida, qu’il avait (entre autres) chanté et auquel on l’avait parfois réduit. À tort : s’il avait su poser des mots si puissants sur cette maladie, il a aussi formidablement mis en textes et en musique l’amour et ses déchirements, l’errance et les retrouvailles, l’envie de vivre et la colère contre cette société inégalitaire. Poète à fleur de peau et chanteur à la voix déchirante, Mano Solo, qui avait publié à l’automne son dernier album, « Rentrer au port », et devait passer par Rennes au printemps, restera parmi les grands artistes du tournant du millénaire. Nous republions ici l’entretien qu’il nous avait accordé en 2007.

Après avoir passé quinze ans dans une major, Mano Solo, qui produit déjà ses concerts depuis 1995, a repris sa liberté et autoproduit son nouvel album, In the garden, dont il fait la promotion depuis son site internet. Nous l’avons rencontré avant son concert à Loudéac, en novembre dernier. Une discussion à bâtons rompus où il ne fut guère question de sa musique, mais plutôt d’anecdotes personnelles, et surtout de l’économie générale de la musique. Où, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, Mano Solo se fit le défenseur des maisons de disques, garantes selon lui d’une diversité culturelle mise en danger par le projet de licence globale (payer un forfait et télécharger sans limite). Un projet qui, finalement, profiterait aux majors : n’ayant plus besoin de supports physiques à la musique, elles feraient ainsi l’économie de toute une chaîne de production et de ses coûts financiers… et humains.

Mano Solo — photo Alice Seghier

Mano Solo — photo Alice Seghier

La justice

« C’est la première fois que je vais voter. Je viens de récupérer ma carte d’électeur. C’est les autres qui m’ont poussé à le faire. J’ai été condamné quand j’avais dix-huit ans [Mano Solo en a aujourd’hui 44], j’avais piqué du matos de musique. Au procès, il y avait un mec avant moi, il était apprenti chez un boulanger, il se faisait exploiter totalement. Il était nourri logé blanchi, et il bossait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il avait piqué un chéquier à son patron pour s’acheter des fringues, un pantalon qu’il avait sur lui. Le mec, il avait pas déliré, tu vois ! Moi j’aurais été juge, je l’aurais relaxé direct et j’aurais inculpé son employeur. Il a pris trois mois ferme. Tu sais pourquoi ? Déjà pour se faire entuber comme ça, il fallait qu’il soit gentil. Et il était là, il rougissait, il flippait, il osait à peine raconter son histoire, il s’excusait presque d’être un exploité.

Moi j’étais punk, j’étais vraiment dégueulasse… simplement j’avais la tchatche. J’ai dit au juge : “Écoutez madame, je veux faire de la musique, ce que j’ai volé, j’aurais jamais pu me le payer, même en travaillant. Si je le vole pas, jamais je pourrai être musicien dans la vie.” J’ai pris trois mois de sursis. La justice, c’est vraiment un théâtre. J’étais un petit voleur de merde, c’est tout ! J’aurais dû faire du ferme, et l’autre aurait dû avoir justice. Ben non. J’étais plus malin, j’avais une grande gueule, je savais parler… »

La maison de disques

« Quand je suis arrivé chez Carrère France [aujourd’hui Warner Music France], c’était une boîte qui employait cinquante, soixante personnes. L’éditeur qui m’avait amené là était pas con, il m’a dit : “Mano, faut que je te présente tout le monde.” J’ai passé une après-midi à rencontrer les gens. “Alors lui, c’est l’attaché de presse pour les radios, lui c’est le mec qui s’occupe des envois…” Je venais d’un milieu rock où la maison de disques, c’est des mecs qui puent de la gueule, point. Sauf que là, tout d’un coup, j’ai découvert tous les rouages que ça comporte. Même le patron, je l’aimais bien. Il puait pas de la gueule, c’était un mec intelligent, qui était passionné par son boulot, qui avait envie de le faire bien, pas simplement de produire de la merde pour gagner du pognon, mais qui avait aussi une démarche culturelle.

La preuve, j’étais là. Alors que moi, j’étais rien. Ils ont investi deux millions de francs [300 000 euros] sur un type qui n’était rien ni personne. Quand je jouais au Tourtour, j’avais trente personnes devant moi. Du jour au lendemain, je remplis l’Olympia, c’est quand même grâce à la maison de disques. À mes chansons, si tu veux, mais aussi parce que des gens ont investi dessus. Et qui est-ce qui a payé ces deux millions ? C’est Dalida, Adamo, Sheila, toutes les merdes qu’on peut pas blairer et qu’on va reprocher aux maisons de disques d’avoir produites. Mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? L’important, c’est qu’à côté, ils ont toujours produit autre chose : Higelin, Louise Attaque, et tous les groupes de rock qu’on aime. C’est de ça dont les gens n’ont pas conscience. »

L’iPod et le ménestrel

« Le public, aidé par l’industrie numérique, considère un peu les artistes comme des ménestrels. On est des gens qui ne doivent pas demander beaucoup parce qu’en plus, on tape un peu sur le système. Alors qu’il n’y a pas une seule profession où tu vas jouer parfois plus de cinq cents fois gratuitement, où pendant des années t’as aucune protection sociale. Aujourd’hui, on est soit des ménestrels, des parasites qu’on supporte parce qu’ils font rire, soit des produits d’appel pour vendre de la téléphonie, de l’iPod et tout ce qui s’y rattache. Si on ne dématérialise pas la musique et si on ne la dévalorise pas, comment tu peux vendre un iPod à deux gigas ? Ça fait quoi, vingt mille chansons ? [cinq cents, en l’occurrence. Apple et ses concurrents communiquent sur des capacités allant de deux cent quarante à vingt mille chansons selon les modèles] Tu vas mettre 20 000 euros de musique dedans ? [une chanson coûte en général 0,99 euros] On se fout de la gueule du monde. Quand un mec achète un iPod, on lui dit en fait : “Vas-y, télécharge.

Pour se servir de son iPod au plein rendement, pour lequel il a payé très cher, pour lequel on lui a bourré le crâne qu’il avait besoin de deux gigas, le mec, il va pas payer la musique. Il a besoin de dix mille, vingt mille chansons, donc il télécharge. Il se pose plus la question de la valeur de la chanson. Le seul truc qui a de la valeur, maintenant, c’est l’iPod. »

La licence globale

« Un candidat démago comme Bayrou qui aux élections te promet la licence globale, il ne lutte pas contre le chômage. Il faut vraiment dire que la licence globale, c’est plusieurs milliers d’emplois qui disparaissent en France. Comment ça se fait qu’on se prend la tête pour Moulinex et pas pour Warner ? Parce qu’il n’y a pas que les maisons de disques, pas que les gros cons à cigare dont on a l’image, mais tout un personnel, la fabrication, la distribution, les magasins. Qu’on ne nous traite pas de parasites ! Les artistes sont générateurs d’activité. Quand elles seront payées à coups de licence, les maisons de disques seront salariées. Elles n’auront plus besoin de produire de la diversité pour séduire les gens, puisque de toute façon, la thune rentrera tous les mois ! Donc ils vont continuer dans les Star’Ac et des machins qu’ils vont nous fabriquer dans le sens des télés. La licence globale, c’est enfin le moyen d’utiliser la musique pour vendre du hardware, pour vendre n’importe quoi… sauf de la musique ! J’en viens à une conclusion qui me fait marrer, c’est que pour faire chier les majors, achetons du disque. Et là tu soutiens une économie.

Il faut que le public se rende compte que la diversité passe par le support du disque, pas par le mp3. Je suis connecté à Internet depuis 2000, et en tant que public, je n’y ai découvert personne. Ce que j’ai découvert, c’est toujours de la façon habituelle : soit par les médias qui m’interpellent, soit par le relais d’un copain. Combien d’artistes français ont émergé depuis sept ans qu’Internet a un gros développement ? Aucun, à part Lorie. Croire qu’un artiste peut se développer en mettant ses mp3 sur le net pour les vendre, c’est un leurre. De temps en temps, on va nous sortir un exemple venu d’Angleterre, alors que pendant ce temps les maisons de disques ont produit deux cents albums auxquels on ne s’intéresse pas. »

L’autoproduction

« C’est un choix politique. Pourquoi je suis parti ? Le patron m’a dit [à propos de la baisse des ventes de disques] : “Mano, rien n’est perdu, le marché des sonneries de téléphone est en plein essor !” Au revoir !

Je me suis organisé pour être autonome. J’ai pas peur pour moi, je sais que je suis entreprenant. C’est pour les autres que j’ai peur, ceux qui vont disparaître ou qui vont être pieds et poings liés avec des téléchargements agrémentés de publicité et ainsi de suite. Cette solution n’est valable que pour moi, parce que j’ai du succès, et si ça se trouve moi aussi je vais me ramasser.

Je faisais autour de 150 000 [disques vendus] d’habitude, le dernier [Les Animals, 2005] j’en ai fait 70 000, on peut se dire que c’est les fidèles. Là si je n’en vends que 30 000, ça démontrera bien que c’est un manque de promo. Parce que cet album-là, il devrait plaire aux gens qui aiment Mano Solo, il n’y a pas de problème. Ça aura valeur de test. Si je n’y arrive pas, je serai obligé de retourner chez une major. Mais qu’on me traite pas de pourri, parce que j’ai pas pris un engagement sur Internet. Je vais peut-être y rester aussi, si j’arrive à être créatif et à proposer quelque chose. »

Être ou ne pas être… quelqu’un

« Les salles comme le Sentier des Halles, ou le Tourtour où j’ai démarré, t’as beau avoir un petit article dans un journal, personne ne vient te voir si t’es pas passé en télé ou en radio. Par exemple un type comme Antoine de Caunes. J’avais une copine qui le connaissait bien, donc je lui ai filé ma maquette. Il y avait pratiquement tout mon premier album dessus. Il écoute ça, je sais plus ce qu’il dit, enfin pas de réponse particulière. Un an plus tard, je sors mon album avec les mêmes chansons [La Marmaille nue, 1993], de Caunes, c’était mon premier fan. Si j’avais pas eu la major, il aurait jamais été mon premier fan. Il l’avait écoutée, la maquette, mais il ne l’avait pas écoutée. Il y a un étage dans ses oreilles entre “écoute” et “écoute”.

Pareil avec Richard Bohringer. Avant que je sois connu, j’avais écrit un livre de poèmes qui s’appelait Je suis là. Une copine qui était écrivain m’avait branché chez Denoël où il dirigeait une collection. Il n’en a pas voulu, il trouvait ça pas terrible. Quand je suis devenu Mano Solo, il m’invitait souvent à son émission de radio, “C’est beau une ville la nuit”. Ça m’a vraiment fait connaître : beaucoup de jeunes l’écoutaient, et ils étaient bien dans le créneau de mes chansons tristes. Mais je ne lui ai jamais parlé du livre. À un moment, j’ai gagné de l’argent, je me suis dit : “Je vais sortir le bouquin.” Je l’envoie à tout le monde. Bohringer flashe dessus, il me réinvite dix fois pour lire mes poèmes ! Tu t’aperçois que tous ces gens ne voient pas ce briquet de la même façon selon qui le tient dans la main. On t’aime du jour au lendemain parce que tu es devenu un produit, et qu’ils ont pu te voir à travers le produit. »

Les internautes

« Beaucoup sont des moutons. Ils ont l’impression de se battre contre le capitalisme, qui soi-disant est pourri, mais en fait ils sont en train de l’aider à fabriquer un libéralisme encore plus pourri, avec la situation que je pressens. J’espère que j’ai tort, mais ça m’étonnerait : tout ce que je viens de te dire, je pense que ça tient debout. C’est ça qui va se passer : on va perdre en diversité, et on va foutre encore plus de gens au chômage. La Fnac a des torts, c’est sûr, surtout si tu penses que c’est une entreprise de gauche au départ, qu’elle est née d’une pensée politique qui pourrait renaître à travers internet. L’idée s’est un peu dévoyée dans le commercial. Mais c’est quand même moins pire de faire exister la Fnac que de laisser le marché à Leclerc et Carrefour, qui ne vendent que le Top 50.

La société, c’est nous qui la faisons, avec ce qu’on cautionne et ce qu’on ne cautionne pas. Si on laisse tout passer en crachant dans notre coin et en disant : “Putain, on vit vraiment dans un monde de cons”, on est aussi con que les autres. Tu donnes des bonnes idées à quelqu’un, il te dit : “Ah ouais, là, si quelqu’un met ça en branle, je le suis.” Alors qu’il peut le faire, sur internet, il suffit de s’y intéresser. Par exemple, récemment, je discutais sur un site, je faisais parler les gens. Soi-disant ils sont six cent mille, je le crois pas, mais même s’ils ne sont que deux cent mille. Il y a des mecs qui sont là depuis des années, qui ont posté 4 500, 6 000 messages, sur le téléchargement et tout ça. Il y en pas un qui s’est dit : “Et si on s’associait ?” Et quand je leur dis, vous êtes cent mille, vous mettez dix euros par mois, demain vous êtes la major ! Les gens sont en train de pleurer, ils vont pas s’organiser, alors que maintenant ils ont le pouvoir. On a le choix de maintenir le disque et toute une économie. »

« In the garden »
In the garden est le sixième album de Mano Solo. Le septième si l’on compte l’éphémère groupe Les Frères Misère (1996), le neuvième avec les deux live sortis en 1999 et 2002. Et c’est le premier entièrement produit par son auteur après son départ de Warner Music France, qui l’hébergeait depuis La Marmaille nue en 1993. Un changement qui est le fruit d’une réflexion que Mano Solo poursuit depuis des années à travers les forums et sur son site internet. C’est aussi depuis ce site qu’il a préparé, dès l’automne dernier, la sortie de ce nouvel album, par le biais d’une prévente qui donnait accès à des contenus inédits (notamment des vidéos de ses premières scènes) et faisait entendre les chansons au fil du mixage.
Des chansons inhabituellement dépouillées : seuls un accordéon (Régis Gizavo), une guitare (Daniel Jamet) et un clavier (Fabrice Gratien) l’accompagnent, sur disque comme sur scène. On se fait vite à l’absence des cuivres et de la batterie, et à la consécutive perte de puissance de la musique, tant celle des mots est intacte. Les chansons de Mano Solo touchent au cœur avec une délicieuse et douloureuse précision. Et tant pis si c’est toujours un peu la même histoire, s’il peint « Toujours le même tableau », comme s’intitule l’une d’elles. Car « Toutes les couleurs de la nature d’un homme / n’ont pas deux fois la même chaleur / Et je suis là j’écarte les bras / pour qu’elles se posent sur moi. » Une belle récolte à ajouter à une palette déjà exceptionnelle.
Le 14 avril 2007 à Dinan dans le cadre du festival Barock (Le Clos Gastel, 02 96 39 75 24), le 25 mai à Saint-Laurent de Cuves dans le cadre du festival Papillons de Nuit (www.papillonsdenuit.com), le 6 juillet à Saint-Denis de Gastine dans le cadre du festival Au Foin de la Rue (53).
CD : « In the garden » (La Marmaille Nue / L’Autre Distribution)
Site internet : www.manosolo.net
Article précédemment paru dans « La Griffe » n°193 (mars 2007)
Loïc Ballarini