Jacques Gamblin : « En Bretagne, il existe un bouillonnement artistique »

À l’occasion de la tournée des « Diablogues », nous republions un entretien réalisé en novembre 2004 au cinéma Gaumont de Rennes où Jacques Gamblin était venu présenter le film Holy Lola de Bertrand Tavernier. Nous l’avions entretenu de sa carrière évoluant entre mots dits et mots écrits. Il était alors en tournée de son troisième spectacle solo, Entre courir et voler, il n’y a qu’un pas papa, adapté de son livre éponyme publié aux éditions Le Dilettante.

La Griffe : Vous avez débuté votre carrière de comédien au théâtre, quel a été votre parcours ?
Jacques Gamblin : J’ai débarqué dans le milieu du théâtre par hasard, à travers quelques jeux d’expression corporelle, en faisant des stages à 17 ans, dans les centres de vacances. Adolescent, à une période jamais très facile à vivre, j’ai senti que quelque chose de réjouissant, bouleversant même, me tombait dessus. Je découvrais une façon d’exprimer les sentiments qui m’a submergé, troublé et rempli de bonheur. Ensuite, à 19 ans, j’ai fait d’autres stages où j’ai connu Hubert Lenoir, directeur du Théâtre du Totem [à Saint-Brieuc, ndlr] qui m’a engagé pour être régisseur dans sa compagnie. Je n’y connaissais rien, je sortais de terminale, le bac en poche sans savoir où j’allais mettre les pieds. Et là, cette proposition incroyable ; je me suis retrouvé professionnel du jour au lendemain. J’ai appris sur le tas pendant trois ans dans une jeune compagnie où tout le monde fait tout. Au fil du temps, l’envie est née de passer de l’autre côté de la scène, je suis devenu acteur.

Puis j’ai arrêté parce que je n’avais pas senti ce métier comme une vocation, je ne l’avais pas choisi. J’ai alors quitté cet univers artistique en me disant que c’était une belle expérience. Et j’ai travaillé chez des artisans, dans le secteur de la menuiserie. Un jour, Hubert m’a rappelé pour savoir si je souhaitais participer à un stage de sélection d’acteurs pour un prochain spectacle. J’ai été sélectionné et j’ai abandonné la menuiserie pour continuer l’aventure théâtrale avec cette fois l’impression de faire un choix. La décision venait de moi et n’était pas seulement due à la chance ou aux hasards de la vie. Suite à quoi, j’ai travaillé au Théâtre de l’Instant à Brest, au Théâtre Quotidien à Lorient et puis à Rennes au Centre Dramatique National avec Robert Angebaud. J’ai quitté la Bretagne pour le Centre National d’Art Dramatique de Caen. J’étais permanent, une période nourrissante et bouillonnante. C’était encore une fois miraculeux, inespéré. Mais si la chance m’a souvent souri, j’ai su la saisir et la cultiver. Je m’en suis servi, je l’ai mise en jeu, je l’ai exploitée à fond. Ensuite, je suis parti pour Paris puis de fil en aiguille j’ai obtenu quelques rôles dans des téléfilms…

Quels souvenirs gardez-vous de ces années passées en Bretagne ?
Ils sont intenses puisqu’ils marquent le début de ma vie professionnelle, dans une région avec laquelle j’ai toujours gardé des liens d’amitié ou géographiques. Je ne suis pas Breton d’origine, je suis né à Granville en Normandie, pas très loin non plus, mais c’est en Bretagne que j’aimerais vivre si je n’habitais pas Paris pour les raisons liées à mon métier. Je m’y sens bien, c’est mon deuxième pays, pas seulement car c’est une terre belle et forte, que j’y fais du bateau tous les étés, mais il y existe une vraie culture, un bouillonnement artistique. À mes débuts, il y avait deux, trois troupes professionnelles et en trois ans il y en a eu vingt-cinq. Elles ont fleuri, nourries par un théâtre amateur extrêmement développé. L’art surgissait de partout, des écrivains, des peintres, des musiciens… J’avais l’impression d’être dans un foisonnement de création, lié à cette conscience des gens d’ici d’appartenir à une terre, une conscience beaucoup plus présente que dans ma Normandie natale. Je suis quelqu’un d’enraciné et je suis admiratif de ceux qui quittent un endroit pour des raisons tragiques, politiques ou autres. Bien sûr, dans de tels cas d’urgence, je le ferais, mais je suis très lié à des espaces, à une mémoire… [il est troublé, cherche ses mots], ça fait partie de moi. L’endroit d’où nous venons et où nous revenons est un tremplin pour aller ailleurs, il nous rassure… J’ai beaucoup voyagé, je ne suis pas sédentaire, j’ai vu des lieux, des paysages magnifiques, mais je pense toujours à mon retour que mon point d’ancrage reste ici.

Jacques Gamblin

Que trouvez-vous dans l’écriture que vous ne trouvez pas dans le métier d’acteur ?
L’écriture est un art solitaire, le contraire de l’ambiance du travail d’équipe des plateaux de théâtre ou de cinéma. C’est également un espace personnel intime et la seule façon que j’ai trouvée de cultiver un jardin qui m’appartient mais que je peux partager. J’apprécie cet état d’acharnement que procurent la page, le mot, la phrase. Je ne suis pas un familier de la littérature, je l’aime, mais je lisais très peu quand j’étais môme. Je pratiquais des sports et passais mon temps dehors, davantage tourné vers des activités physiques. Or, si on n’a pas lu de livre enfant ou adolescent, après c’est trop tard. J’ai découvert la lecture par le métier de comédien, par les pièces, plus que par les romans d’ailleurs. Je me suis cultivé en travaillant, par le biais du théâtre. Mais je reste quand même très inculte puisqu’il y a toute une masse de romans, d’auteurs classiques que je n’ai pas lus. Vers 1989, j’ai ressenti le besoin d’écrire sans savoir s’il allait me tenir, s’ancrer comme une vraie nécessité, ou si cela resterait juste une expérience unique. Maintenant, au troisième livre, je peux constater que l’écriture fait partie de ma vie aussi bien que le jeu d’acteur.

Pourquoi n’écrivez-vous pas directement des pièces ?
Je sépare les deux choses. Le roman, même s’il est court, vient d’abord et si je pense qu’il y a une vraie dramaturgie théâtrale à l’intérieur alors je fonce et je l’adapte. Il se trouve que jusqu’à présent tous mes romans sont devenus des pièces mais rien n’exclut que ce ne soit pas le cas, faute de posséder cette capacité d’adaptation sur scène. Je ne ressens pas l’envie d’écrire des pièces de théâtre, pas plus que des scénarii, ce n’est pas mon truc. De la même manière, l’acte de mettre en scène, encore plus au cinéma, ne me tente vraiment pas. La part de création est tellement comblée par l’écriture que je n’ai pas ce besoin.

Pourquoi n’avez-vous pas adapté vous-même votre roman ?
J’ai travaillé à la création du spectacle avec Claude Baqué et Bruno Abraham Kremer. Ce sont des collaborations qui bougent puisque c’est du solo, un genre très particulier et assez évolutif. Je ne me vois absolument pas venir à 10 heures du matin dans un théâtre, répéter tout seul devant des fauteuils vides, ça me paraît impossible, insupportable. J’ai besoin d’avoir du retour, la position d’un œil extérieur, un miroir représenté par quelqu’un qui soit à l’écoute, dans lequel vous vous regardez pour avoir une affirmation ou une infirmation de ce que vous accomplissez.

À l’instar de Jacques, le personnage de Entre courir et voler, il n’y a qu’un pas papa, courez-vous après le temps perdu ?
Je ne cours pas après le temps perdu mais effectivement, comme le personnage de ce roman, je crois que je cherche à courir pour le plaisir. Il se rend compte à un moment donné que si courir est une fuite de quelque chose, c’est peut-être aussi une quête d’autre chose, une quête de liberté mais aussi une quête de plaisir pur, de plaisir serein. Il en a assez de courir pour être à l’heure, à des rendez-vous. Il en assez de courir pour être là pour d’autres qui l’attendent, il veut simplement comme il le dit à la fin du livre « courir pour se sentir léger, courir pour se taire, courir pour courir, ne plus franchir aucune ligne ». Courir sans enjeu autre que d’y prendre du plaisir et du silence.

Vous identifiez-vous toujours ainsi à vos personnages ?
Je me méfie du terme « identification ». Interpréter des rôles reste un vrai travail et je trouve qu’il n’est jamais aussi productif, réjouissant et jubilatoire que parce que vous êtes à la fois dedans et en dehors tout le temps. Vous apportez des choses à votre personnage qui vous en apporte également. C’est là aussi un échange. Par contre, avec le rôle de Pierre dans Holy Lola, j’ai eu l’impression d’être investi et de n’être presque plus dans un acte de jeu d’acteur, mais de me mettre en jeu. Dans ce cas-là, effectivement, il y a des moments de quasi-confusion. Je ne me suis pas identifié en tant qu’adoptant, ce n’est pas ma situation, mais ce rôle est fait de réactions qui m’appartiennent, une façon de regarder le pays ou les gens, de prendre en compte des émotions, ce n’est pas un jeu fabriqué avant d’arriver. Ici, le scénario n’est quasiment plus qu’un support et la limite entre être et interprété est ténue.

Littérature, cinéma, théâtre…, si vous deviez choisir ?
Je suis trop gourmand, je n’en ai peut-être pas l’air mais j’aime me faire des croche-pieds, effectuer des changements de cap, prendre des virages à 180° que je ne soupçonne même pas. J’aime le mouvement, la découverte, et surtout me faire plaisir. En se faisant plaisir, on finit toujours par en donner. Je ne pourrais donc pas répondre à cette question. Si un jour, je n’ai plus de mémoire pour apprendre un texte, j’aurai peut-être encore des doigts pour écrire ; si je deviens manchot, j’aurai peut-être encore de la mémoire pour interpréter des personnages, etc. Ces trois choses font partie de moi, je ne veux pas choisir. Elles comblent quelque chose de différent et je les fais avec le même acharnement. Simplement, ce ne sont pas les mêmes temps ou rythmes et chacune est exclusive. Mais elles me procurent toutes de grandes joies.

Karine Baudot