Michael Mann, de la lumière dans la nuit

Dans le cadre d’un focus, le festival Travelling propose trois thrillers urbains majoritairement nocturnes : du premier au dernier film de Michael Mann, Le Solitaire et Miami Vice en passant par Collateral. Trois occasions de prendre la mesure du génie de ce cinéaste.

Michael Mann

Michael Mann

« Je voulais que la nuit soit tridimensionnelle », dira Michael Mann pour justifier son utilisation d’une toute nouvelle caméra numérique haute définition à l’occasion du tournage de Collateral. Et, en effet, le film nous donne l’occasion de contempler la nuit comme jamais encore au cinéma. L’hypersensibilité à la lumière de la caméra HD restitue à la nuit toutes les infimes variations lumineuses gommées jusqu’alors des écrans de cinéma par un rendu argentique uniformément noir. Elle permet également à Mann de filmer ses acteurs sans éclairage d’appoint préservant ainsi la spécificité de la lumière nocturne et des couleurs qui en découlent. Alors que la vidéo numérique aura surtout servi jusqu’ici pour la facilité induite par la petitesse des caméras ainsi que pour sa malléabilité en postproduction (particulièrement en ce qui concerne les effets spéciaux), elle apparaît ici avec la haute définition comme un moyen idéal pour restituer le réel dans toute la complexité de ses détails.

Avec Miami Vice, Mann, explore encore plus brillamment les vertus artistiques de ce nouveau support. Si, avant ce film, on a rarement eu l’occasion d’éprouver à ce point la présence des corps au monde, on aura aussi paradoxalement rarement éprouvé autant leur absence. Car le surcroît de détails visuels permis par la HD peut, en de brefs instants, conférer aux images une tonalité hallucinatoire qui les déréalise complètement. En ceci la HD était faite pour Mann, cinéaste à la fois réaliste et abstrait. Un cinéaste qui pousse le souci d’authenticité à un point inouï tout en les insérant dans des constructions géométriques éthérées. Cinéaste de l’entre-deux par excellence, son esthétique conjugue classicisme et modernité, extériorité et intériorité, figuration et abstraction, structure hollywoodienne et expérimentation, et chacun de ses films formule l’impossible mariage de notions contraires au travers de tragédies profondément humaines.

« Collateral », de Michael Mann

« Collateral », de Michael Mann

Car les personnages de Mann sont à l’image de ses films, des hommes d’action solitaires qui vouent leurs vies à l’accomplissement de leurs objectifs. Du cambrioleur dans Le Solitaire au flic infiltré dans Miami Vice en passant par le tueur sociopathe dans Collateral, tous les personnages de Mann tentent de respecter l’adage proféré par Mc Cauley dans Heat : « Ne t’attache jamais à rien que tu ne puisses quitter en 30 secondes si tu sens les flics au coin de la rue. » Mais ce sont des professionnels chez qui la fierté d’être les meilleurs dans ce qu’ils font se dispute avec le sentiment de ne pas savoir si ils sont réellement. « Je suis indifférent », dira le tueur de Collateral alors même qu’il commence à perdre pied, « Tu es vide ! » lui répondra le chauffeur de taxi. Ce vide identitaire des personnages de Mann est d’autant plus abyssal qu’ils doivent souvent se fondre dans leur antagoniste pour mener à bien la mission qu’ils se sont fixés. À ce titre, les flics infiltrés de Miami Vice sont exemplaires, mais on retrouve cette dynamique chez le flic face au truand dans Heat, chez le chauffeur de taxi et son client dans Collateral, ou de façon tout aussi exemplaire chez le profiler face au tueur en série dans Le Sixième Sens.

Tous ces personnages-programmes en perte d’identité s’abandonneront à un sentiment qui les fera dévier de leurs routines. La route est d’ailleurs un motif très important chez Mann où les personnages, maîtres de leur topographie personnelle en début de film, finissent par s’arrêter sur le bas coté, déviant ainsi de leur chemin balisé : c’est le face à face entre Pacino et De Niro dans Heat, mais aussi la scène du club de jazz dans Collateral, ou la splendide escapade à La Havane dans Miami Vice. Dans ces séquences, l’action est en pause, on sympathise avec l’ennemi, les fondements de la vie des protagonistes sont formulés, l’intériorité fait surface, et les personnages sont perdus… La complexité du monde émerge et met à mal la voie qu’ils avaient tracée pour le traverser sans encombre.

Mann imprime les conflits de ses héros par une esthétique qui mêle la puissance figurative classique du cinéma américain (un cinéma de l’action, objectif et réaliste) avec la profondeur du cinéma moderne traditionnellement européen (un cinéma du questionnement identitaire, subjectif et impressionniste). La deuxième voie venant contrecarrer l’autre sans jamais l’annuler. On ne s’étonnera pas d’un tel paradoxe de la part d’un homme qui voulait trouver de la lumière dans la nuit…

Ces quelques lignes doivent beaucoup aux articles de Jean-Baptiste Thoret parus dans la merveilleuse revue de cinéma « Panic ». Ce dernier donnera une Leçon de cinéma sur Michael Mann le 9 mars 2007 à 17h30 salle de la Cité à Rennes.
La revue « Panic » a depuis cessé sa parution.
« Public Enemies », sortie en salle le 8 juillet 2009
Article précédemment paru dans « La Griffe » n°192 (mars 2007)
Antonin Moreau