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« Rok » : l’électrification de la Bretagne

Le premier tome de Rok retrace l’histoire du rock en Bretagne de 1960 à 1989. Un livre important, riche d’anecdotes et d’illustrations, qui sera suivi, fin 2012, d’un deuxième tome couvrant les décennies 1990 et 2000. Frank Darcel, qui l’a dirigé, sera l’un des invités d’Art Rock pour un débat sur le rock français le 12 juin.

Ils voulaient faire un beau livre, ils en feront deux. Ils, c’est Frank Darcel [1], qui fut naguère guitariste de Marquis de Sade et d’Octobre, qui officie toujours dans Republik et a publié trois romans ; Olivier Polard, professeur d’histoire, guitariste, auteur de 40 ans de rock à Brest [2] et animateur du fanzine brestois Mazout [3] ; et les Éditions de Juillet [4], fameuse maison associative rennaise, qui a relevé le défi de la publication. Le sujet du livre ? Un mot, et un territoire : le rock, et la Bretagne. Le titre, c’est Rok, sous-titré 50 ans de musique électrifiée en Bretagne. C’est effectivement un bien beau livre. Grand, lourd, richement illustré, plein de détails et d’anecdotes, de noms et de parcours. Et ce n’est qu’un début. Car ce Rok, sorti à la fin 2010, s’il débute en 1960, se clôt en 1989, au bout de 340 pages. Impossible de tout faire tenir en un seul volume, comme cela était prévu au départ. Pour la suite de l’histoire, celle des deux décennies qui ont suivi la chute du Mur de Berlin, il faudra attendre l’automne 2012 et la parution du tome 2. En attendant, plongeons-nous dans l’électrification de la Bretagne.

Parce que c’est rock, la Bretagne ? Il suffirait d’une liste de noms pour s’en convaincre : Étienne Daho, Dominique A, Katerine, Ronnie Bird, Alan Stivell, Dan Ar Braz, les Little Rabbits, Zoo, Niagara, Yelle, Red Cardell… Mais les têtes d’affiche ne sont jamais là par hasard. Et si elles sont nombreuses à être originaires de la région, c’est parce que le vivier duquel elles sont issues était — et demeure — à la fois nombreux et varié. Que faut-il pour faire du rock ? De l’électricité, soit. Mais aussi des chansons à chanter, et des instruments à brancher. Les premières viennent des États-Unis à la fin des années 1950, et sont diffusées par la radio, notamment Salut les copains, lancée par Europe nº1 en octobre 1959. On les retrouve aussi sur des galettes de vinyle plus ou moins faciles à dénicher. Les seconds mettent un peu plus de temps à arriver, surtout en province, coûtent cher, et il n’y a pas de profs pour enseigner leur maniement. On comprend que la naissance du rock en Bretagne résulte de la conjonction de multiples facteurs : la hausse du pouvoir d’achat, la volonté de la jeunesse de se démarquer, le goût pour une musique nouvelle, l’art du bricolage des amplis ou des guitares, la persévérance dans le travail des accords et des riffs, la justesse de l’oreille, les échanges entre musiciens, et l’implication des magasins de disques et d’instruments ainsi que des organisateurs de concerts, de concours de guitare ou de radio-crochets.

Alchimie

C’est peut-être justement parce que l’alchimie si subtile et incertaine qui préside aux premières vagues de la déferlante rock paraît aller de soi aujourd’hui, tant le rock et ses multiples dérivés font partie de la culture musicale contemporaine, qu’un livre comme Rok est si important. Car sur le moment, rien de ce qui est en train d’advenir n’est évident, et rien ne peut garantir que cette mode que constitue un nouveau style musical ne va pas être oubliée dans un ou deux étés. Ne serait-ce que pour une raison toute simple : en plus de l’électricité, des chansons et des instruments, pour faire du rock, il faut aussi… un public. Sans lui, sans cette jeunesse urbaine (et rurale) qui s’approprie le rock au point d’en faire sa référence culturelle principale, tout se serait en effet arrêté rapidement. Certes, il n’est pas facile de faire l’histoire du public rock. Mais on sent bien, à toutes les pages ou presque de l’ouvrage, le rôle essentiel qu’ont joué les fans, les amateurs, la foule des anonymes dans l’émergence et l’installation du rock en Bretagne.

Les Spirales, un des premiers groupes rennais, fondé en 1961 (photo S. Michalowski)

Les Spirales, un des premiers groupes rennais, fondé en 1961 (photo S. Michalowski)

Rok est très simplement organisé en décennies : sixties, seventies et eigthties pour ce premier tome. À l’intérieur de chacune de ces trois parties, de nombreux chapitres plutôt courts (une dizaine de pages tout au plus) passent en revue les différents aspects du rock breton, sans chercher à créer de hiérarchie ni à vouloir mettre en valeur un phénomène unique, encore moins à décréter la supériorité d’une ville sur une autre. Ce qui fait la culture, c’est le foisonnement. Et c’est le grand mérite de Rok que de savoir rendre ce foisonnement intelligible, en relation avec un contexte historique. On regrette juste l’absence d’un index (mais peut-être aurait-il été trop long), ou d’une présentation de type « généalogique » de certains musiciens particulièrement actifs et que l’on retrouve dans différents groupes, villes et décennies.

Mais que l’on s’intéresse à une ville (Nantes, Rennes, Brest, mais aussi Lamballe, Vannes ou Gourin…), à un groupe (les Strauss, Storlok, EV…) ou à un musicien (Alan Stivell, Michel Santangeli, Dominic Sonic…), à un magasin (Rennes Musique, Sévénéant…) ou à un festival (Élixir, Tamaris, TransMusicales, Art Rock…), on découvrira une foule de témoignages et de détails, des modèles de guitare au nom des musiciens en passant par l’ambiance des concerts et les relations avec les commerçants et les politiques. Le tout distillé par une pléiade d’auteurs. Car si Frank Darcel et Olivier Polard ont fait œuvre de chefs d’orchestre, leurs accompagnateurs ne sont pas des bras cassés. Journalistes, historiens, écrivains, musiciens ont battu le rappel, et l’on peut ainsi lire les contributions de (entre autres) Pierre-Henri Allain, Gérard Alle, Gérard Bar-David, Laurent Charliot [5], Christophe Conte, Nicolas Legendre, Éric Prévert (rédacteur en chef de La Griffe), Philippe Richard ou Jean Théfaine. Mentions spéciales également aux photographes (Richard Dumas, Yves Quentel, Richard Volante…) et à Yves Bigot, le graphiste des Éditions de Juillet, qui a fait de ce livre passionnant un bel objet, ce qui ne gâte rien. Vivement le deuxième tome.

Feuilletez les 50 premières pages du livre

Livre : « Rok. 50 ans de musique électrifiée en Bretagne, tome 1 : 1960-1989 », dirigé par Frank Darcel et Olivier Polard (Éditions de Juillet, 2010, 340 p., 38,30 €). Les 3000 exemplaires de ce premier tome étant quasiment épuisés, il sera réédité pour l’été. Le deuxième volume, initialement prévu fin 2011, paraîtra en fait en novembre 2012, l’équipe préférant se donner le temps de la meilleure réalisation possible.
CD : « Rok 1 », 13 titres édités par La Blanche Production [6]. Myspace : myspace.com/bernardpolard [7]
Débat : « Comment ça s’écrit rock en français ? » rencontre musicale et littéraire avec Frank Darcel, Jérôme Soligny (« Je suis mort à 25 ans », Naïve), Emmanuel Chirache (« Live », Le Mot et le reste) et Philippe Thieyre (« Rock français », Hoëbeke), le dimanche 12 juin 2011 à Saint-Brieuc (festival Art Rock [8], ancien Monoprix, 16h>17h30, gratuit).
Rencontre : avec Frank Darcel et Nicolas Legendre, vendredi 24 juin 2011 à 20h30 à Paimpol (bibliothèque municipale [9]), gratuit.
À retrouver dans la série : Art Rock 2011