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Jean-Claude Fournier, de « Spirou » aux « Chevaux du vent »

Créateur de Bizu, successeur de Franquin aux manettes de Spirou, dessinateur des Crannibales et désormais des Chevaux du vent, Jean-Claude Fournier est à la fois une des grandes figures de la maison Dupuis, et un auteur qui n’a jamais craint de se remettre en question et de changer de style. Rencontre à l’occasion du premier festival Bulles à croquer, les 13 et 14 juin à Saint-Brieuc, et de l’exposition « Mer et BD », jusqu’au 19 juin à Saint-Quay-Portrieux.

bulles-a-croquer-affiche [1]Un cuisinier versant dans une marmite une palanquée de personnages de bande dessinée : quel auteur pouvait être mieux placé que Jean-Claude Fournier, le dessinateur des Crannibales, pour réaliser l’affiche de la première édition du festival Bulles à croquer, dédié à la BD et à la gastronomie ? Celui-ci accueillera, les 13 et 14 juin sur le port du Légué, 25 auteurs dont Lepage, Chassebœuf, Plessix, Lidwine ; une exposition et une foire à la BD ; mais aussi des artisans de la bonne chère. Auteurs, artisans et public sont conviés, le dimanche midi, à un grand banquet où l’on nous promet qu’Assurancetourix ne chantera pas. Parallèlement, depuis le 29 mai et jusqu’au 19 juin, se déroule non loin de là, à Saint-Quay-Portrieux, le festival Les Océaniques, consacré cette année à « Mer et BD ». Le centre de congrès est envahi par 80 auteurs belges et bretons, dont bien sûr le local de l’étape Fournier, également co-organisateur de l’événement, dans une belle scénographie mettant en valeur leur rapport à la mer.

Cette double actualité, dont on peut regretter le chevauchement, n’en constitue pas moins une occasion rêvée de rencontrer Jean-Claude Fournier. Né en 1943, créateur du personnage de Bizu en 1967, Fournier est surtout connu pour avoir repris Spirou en 1968, succédant à Franquin dans la tâche d’animer un des deux personnages les plus populaires de la bande dessinée d’alors. En douze ans et neuf albums, il fait évoluer le personnage à sa manière, lui faisant quitter pour la première fois son costume de groom, l’emmenant, dans L’Ankou, sur les routes de Bretagne où Fournier ajoute une réflexion antinucléaire à l’antimilitarisme déjà présent dans les albums de Franquin. Fournier et Dupuis finissent par ne plus s’entendre. Le premier quitte le second pour Fleurus, où il reprend Bizu pour deux albums, avant de revenir chez Dupuis et d’en réaliser quatre autres entre 1990 et 1994. Depuis, il n’a plus quitté cette maison dont on peut dire qu’il est un des piliers.

Mais contrairement à d’autres auteurs dont les séries défient le temps, Fournier se renouvelle régulièrement, adoptant à chaque fois un style de dessin différent. Ce fut le cas en 1996, avec le lancement d’une série scénarisée par Zidrou, Les Crannibales, qui conte les aventures de la famille Ducroc, d’honnêtes anthropophages dont l’activité favorite consiste à boulotter tout ce qui passe à leur portée, des représentants de commerce au facteur en passant par leurs voisins et les petits amis que la fille aînée drague à cet effet. La saga, prépubliée comme les précédentes dans le journal Spirou, s’étend sur huit albums publiés de 1998 à 2005, mais s’arrête faute de vente suffisantes en librairies. C’est alors que Fournier entreprend une collaboration avec Lax (Les Oubliés d’Annam, L’Aigle sans orteils) qui le voit, pour la première fois, abandonner la caricature pour le dessin réaliste, et les collections jeunesse pour la prestigieuse Aire Libre. Le premier tome de cette série consacrée à une famille népalaise de la fin du 19e siècle a paru en 2008. Au moment de l’interview, Fournier en était à la dixième planche du second, qui ne devrait toutefois pas paraître avant 2010. Encore un peu d’attente pour voir à nouveau éclater les paysages de l’Himalaya sous un pinceau plus inspiré que jamais.

Jean-Claude Fournier [2]La Griffe : Ta nouvelle série, Les Chevaux du vent, scénarisée par Christian Lax, marque une rupture importante dans ta carrière : c’est la première fois que tu utilises un dessin réaliste, et tu le fais de plus en couleur directe. Qu’est-ce qui a motivé cette évolution ?
Jean-Claude Fournier : Christian Lax avait envie qu’on travaille ensemble depuis très longtemps. J’en avais envie aussi, seulement, il ne voulait pas me faire de scénario si je faisais du dessin « gros nez », et moi, je ne voulais pas faire de réaliste. Résultat, on ne bossait pas ensemble. Quand j’ai arrêté Les Crannibales, j’ai été tenté de prendre ma retraite... et ça m’est venu à ma table à dessin, tout d’un coup je me suis dit : « Ah, je vais téléphoner à Christian pour lui dire que je fais du réaliste, tiens. » Comme ça. Une demi-heure après, j’avais le synopsis.
Je m’étais dit : « Quoiqu’il m’envoie, j’accepte. » Une sorte de défi. Je lis le truc : « Punaise, c’est pas possible ! » Ce pays-là ne m’intéressait pas du tout, l’imprégnation religieuse à tous les niveaux, ça me sortait vraiment par les trous de nez. Mais comme je m’étais dit que j’acceptais son truc, j’ai commencé à travailler. Pendant un an, je n’ai fait que ça. Et au bout de trois mois, je commençais à bien aimer ce pays-là et à adorer ce peuple-là. Et maintenant, c’est vraiment une passion.

Tu y es allé ?
Je ne pense pas que j’aurai les moyens d’y aller, sans compter les moyens physiques. Au Mustang, où se passe l’histoire, il n’y a pas de routes, il faut crapahuter à pied dans l’Himalaya, avec les genoux en marmelade que j’ai, ce serait propre... Alors je crois que je n’irai jamais, mais je connais bien. Et puis l’imprégnation religieuse, je fais avec. Ça me sort toujours autant par les trous de nez, mais c’est pratique graphiquement. Par exemple, les chevaux du vent [petits drapeaux de couleur portant des prières], quand on a un angle dans un décor, une guirlande et c’est gagné. Les petits shorten, ces monuments religieux, soit très élaborés, soit seulement des tas de cailloux les uns sur les autres, il y en a partout. Ça aussi c’est pratique graphiquement. Il y a aussi les drapés des robes des moines, c’est intéressant. Je trouve mon bonheur complet là-dedans.

Comment ce changement d’orientation dans ton dessin a-t-il été perçu chez Dupuis ? Est-ce qu’ils le souhaitaient ?
Pas du tout. Lax avait envoyé ce scénario depuis un certain temps. Un jour, il a téléphoné à Claude Gendrot, le directeur de la collection Aire Libre, et lui a dit : « Ça y est, j’ai trouvé quelqu’un. C’est Jean-Claude. — Quoi ? C’est pas possible ! » J’ai envoyé en vitesse deux, trois essais à Gendrot, qui n’en revenait pas. Il a fait une espèce de jeu chez Dupuis. Les premières planches sont arrivées, il m’avait demandé de ne pas les signer, et il les a fait passer dans les bureaux, à la rédaction de Spirou. Un seul a trouvé que c’était moi, et encore, il a trouvé par l’écriture des textes, parce que j’ai repris mon écriture de Spirou, pas celle des Crannibales. Ça a été la surprise générale, paraît-il, là-bas. De toute façon, je pense que chez Dupuis, on n’est pas nombreux, je suis peut-être même le seul à m’amuser à faire d’autres choses. J’ai fait Spirou et Bizu, qui relevaient un peu du même esprit sur le plan graphique, mais après j’ai fait Les Crannibales, et beaucoup de gens étaient très étonnés. Ils n’ont pas compris que c’était moi. Ça m’a beaucoup amusé, ce petit jeu-là, parce que ça permet de se remettre en question, de ne pas s’encroûter. Ce que je fais là n’est pas du total réalisme, quoique le deuxième sera plus réaliste que le premier. Il sera beaucoup mieux dessiné, d’ailleurs... Quand je pense que le premier, je ne l’ai toujours pas lu. Ce n’est pas une blague. Quand je le feuillette, je trouve qu’il y a de telles horreurs dedans...

« Les Chevaux du vent », planche 1, par Fournier et Lax [3]

« Les Chevaux du vent », tome 1, planche 1, par Fournier et Lax

On peut commencer à dessiner le deuxième tome d’une série sans avoir lu le premier ? C’est vrai que tu dois avoir toutes les planches en tête...
Pour moi, ce serait lire l’histoire dans la continuité, comme un lecteur. C’est très difficile, pour nous professionnels, de lire une bande dessinée comme un lecteur, de s’extraire de la position de professionnel, et je n’y arrive pas, en fin de compte. Je vais lire mon histoire, et je ne vais pas arrêter de me dire : « Merde, mais quel con ! Pourquoi j’ai fait ça ? ».

Est-ce que cela t’empêche d’avoir du plaisir à lire les bandes dessinées des autres ?
Je dévore des livres, au moins un par semaine, mais des BD, j’en lis très peu. Si je lis dix albums par an, c’est bien tout. Non pas que je n’aime pas ça, mais ça ne m’attire pas vraiment. J’en lis quand même un petit peu, mais en général, c’est beaucoup plus dans un but... comment je pourrais dire... thérapeutique. Si je suis dans une période où je m’aperçois que j’ai du mal à mettre des idées en place, à bien exploiter un scénario, je me relis par exemple tout Tintin, parce que là, comme mécanique d’horlogerie, chapeau. Si je m’aperçois que j’ai un peu de mal à faire du cinoche, hop, je relis Lucky Luke — à partir de la moitié de sa collection chez Dupuis, et puis les Dargaud ensuite. Morris a une vision très cinématographique de la bande dessinée, et quand on a tendance à faire des personnages pas très bien construits, il faut se faire une cure de Lucky Luke, c’est génial. Quand des jeunes viennent ici prendre quelques conseils, je prends toujours des planches de Lucky Luke, je mets un calque dessus, et je leur montre comment sous la chemise, le chapeau, le foulard du personnage, il y a une construction géométrique d’une rigueur absolue.

Que lis-tu d’autre ? Qu’est-ce qui t’intéresse ou t’attire ?
Pour moi, le grand modèle de la bande dessinée, c’est le Spirou de Franquin. Mais aussi Tintin et Lucky Luke : ce sont les grandes séries qui m’apprennent quelque chose et que je prends toujours plaisir à relire, même si c’est pour la deux centième fois. Après, il y a les bandes dessinées de Mézières [dessinateur de Valérian et Laureline], de Moebius sous la forme de Giraud [Blueberry], Jijé évidemment [Blondin et Cirage, Jerry Spring]. Des bandes dessinées assez classiques. Ce que j’aime également faire, quand je rencontre un jeune auteur dans un festival, c’est acheter son album pour voir si j’éprouve en le lisant le même plaisir qu’en rencontrant la personne. Je suis rarement déçu, et effectivement, ça me fait lire des BD. Je trouve certaines absolument superbes, par exemple celle-ci [il montre Canoë Bay, de Prugne et Oger], c’est une splendeur, et c’est un cours d’aquarelle magistral. Emmanuel Lepage [Névé, Muchacho], qui est un peu mon deuxième fils, fait des choses que je trouve superbes. Loisel : Magasin général [avec Tripp], c’est magnifique, je suis ému aux larmes et je me marre en même temps, c’est une très très belle bande dessinée. Ce que fait Loisel en général est  très beau. Peter Pan, par exemple, c’est magnifique. Il a eu la gentillesse de m’offrir des planches, c’est des trésors.

Et dans les auteurs qui se distinguent de la bande dessinée classique, comme ceux issus de L’Association par exemple ?
Je n’aime pas du tout ce que fait Joann Sfar, mais j’aime bien le mec — sauf qu’il est devenu un peu trop France Inter et Télérama. Par contre, j’aime assez le dessin de Blain. Je suis tombé une fois en arrêt, dans une expo, sur les planches du Réducteur de vitesse, j’ai beaucoup aimé. Je ne raffole pas du dessin d’Étienne Davodeau [Les Mauvaises gens, Un Homme est mort], mais j’aime bien la bande dessinée qu’il fait, elle est sincère, captivante, parfois pathétique, c’est du grand art. De même, une bande dessinée que je ne veux pas oublier, c’est le Spirou par Émile Bravo [Journal d’un ingénu]. Le dessin, je n’aime pas, il le sait, mais putain, l’histoire, qu’est-ce j’aurais aimé dessiner cette histoire ! Une histoire intelligente, qui fait de Spirou un adolescent intelligent et sensible. Cela casse enfin l’épouvantable erreur qu’a été Le Petit Spirou pendant des années, qui a cassé l’image de ce personnage en en faisant un petit cinglé qui vit dans une famille de tarés.

Jean-Claude Fournier se représentant en démiurge (« Les Crannibales, tome 2, planche 1, scénario Zidrou) [4]

Jean-Claude Fournier se représentant en démiurge (« Les Crannibales », tome 2, planche 1, scénario Zidrou)

Beaucoup d’auteurs d’aujourd’hui ont passé du temps dans ton atelier, à te demander conseil. Emmanuel Lepage m’a un jour déclaré à ton propos : « Jean-Claude ne se mettait jamais en avant, il proposait toujours de regarder d’autres dessinateurs, me prêtait des bouquins pointus sur certains thèmes. Il ne cherchait pas à ce que je dessine comme lui. Je dirais qu’il m’a donné une éthique de la bande dessinée : être efficace, lisible, toujours se remettre en question. » Tu te reconnais dans cette définition ?
Il est gentil, hein ! Emmanuel me renvoie terriblement l’ascenseur. Mais c’est vrai : j’avais pour principe — et Franquin a fait comme ça avec moi — de ne surtout pas intervenir dans leur façon de dessiner, dans leur niveau de caricature ou de réalisme. Simplement voir la bande dessinée comme un langage, avec sa grammaire, sa conjugaison, sa syntaxe et tout le bazar, mais il était évident que je n’allais pas m’amuser à leur demander de dessiner comme moi. Par contre, il y avait un échange, je n’ai jamais été un prof, je pense que j’ai toujours été pour eux plutôt un grand frère. Des fois, ils critiquaient mes dessins, ça me plaisait moyennement, mais je ne le montrais pas. Des petits branleurs de quinze ans qui venaient me dire : « J’aurais pas fait ça comme ça... » [rires], mais je souriais, je disais : « Oui, t’as raison, pourquoi tu me dis ça ? » C’était très enrichissant, cet échange, pour moi et pour eux.

C’est pour cela que tu es considéré comme le papa de la bande dessinée bretonne.
Faut pas exagérer : je me suis reproduit, c’est tout ! [rires] C’est quand même drôle de penser qu’en 1969, j’étais le seul auteur de bandes dessinées professionnel en Bretagne. Qu’est-ce qui s’est passé ? Il y a eu mon atelier, qui a été un lieu de rencontre, et je crois que les gens qui y sont passés ont eu à cœur de transmettre le flambeau de la même façon que je l’avais fait. Très vite, il y a eu des petits, autour d’Emmanuel, de Michel Plessix, de Malo Louarn. Et puis, le gros élément a été le festival de Saint-Malo. Avant que je ne crée Quai des Bulles [en 1992], il y avait déjà un festival où les gens adoraient venir, parce qu’ils découvraient que les Bretons, au lieu d’être des gens tristes et sinistres comme on le répandait partout, étaient des rigolos, qu’on se marrait bien à ce festival, que le lieu était splendide... Beaucoup sont arrivés à la Bretagne par le festival de Saint-Malo. Ensuite ils passaient trois, quatre jours de vacances et très souvent ils se disaient : « Je m’installerais bien ici ». C’est arrivé à Loisel, à Vicomte.

Quel rôle jouent aujourd’hui les festivals dans la vie ou la carrière d’un auteur de bandes dessinées ?
Pas grand-chose. On ne fait pas d’affaires dans les festivals. Même quand je fais une énorme vente, si je calcule ce que ça me rapporte en droits d’auteurs, je gagnerais plus en restant à ma table [Fournier est payé pour chaque planche livrée à l’éditeur, puis touche des droits d’auteur sur chaque album vendu. Il regrette que l’usage se répande de ne plus payer les auteurs qu’en avances sur les droits d’auteur]. Mais c’est la rencontre avec les copains, les auteurs, la rencontre avec le public. Et puis il y a autre chose, c’est que pendant un week-end, on est des stars ! On a presque le tapis rouge. On vient nous chercher à l’aéroport ou à la gare, on est aux petits soins pour nous. On a soif, hop ! on a tout de suite à boire. On a des hôtels corrects, en général des très bonnes restaurations. Comme notre photo a été dans la presse, les gens se retournent dans la rue, des fois on me demande même un petit dessin. Les gens ne savent pas que le vendredi, j’étais en mobylette pour faire mes courses. Dans la bande dessinée, à part deux ou trois dont l’ego a un peu enflé, on est tous des gens très simples.

Le premier personnage que tu aies créé est Bizu, publié dans Spirou à partir de 1967. Mais celui qui t’a fait connaître est bien sûr Spirou, que tu as repris en 1968. Est-ce Franquin qui t’a demandé de le reprendre ?
Il me le déconseillait. Franquin avait repris Spirou, qui existait déjà [le personnage a été créé par Rob-Vel en 1938, repris par Jijé en 1943, puis par Franquin de 1946 à 1968]. Il en a fait ce qu’on connaît mais il est resté sur cette idée, surtout à la fin de sa vie où il était très pessimiste, qu’il s’est fait chier pendant 22 ans à faire un personnage qui n’était pas de lui. Il ne voulait surtout pas que ça m’arrive à moi aussi. Il me disait : « Continue Bizu, c’est super beau, ça marchera bien. » Ce qu’André [Franquin] n’a jamais voulu comprendre, c’est que j’avais été élevé avec Spirou. C’était mon copain quand j’étais gosse. Je lui disais : « Ce personnage, il est en moi, je le connais à fond. Tu verras, très vite je vais pondre des scénarios qui te plairont. » Il ne voulait pas croire ça. Mais quand il a vu mes premiers scénarios, il était un peu étonné : « T’as l’air de prendre ton pied ! » C’est la seule fois où  je n’ai pas écouté Franquin, et j’ai bien fait, parce que je ne risquais pas de faire un malheur avec Bizu. Les années où j’ai fait Spirou, j’ai bien fait redémarrer la série, j’ai eu des grosses ventes, j’ai gagné du fric — au mois dans ma vie, pendant un moment j’aurai gagné du blé, j’aurai connu ça.

Faire Spirou m’a aussi obligé à faire des progrès très rapides. Non pas pour arriver à un niveau équivalent à celui de Franquin, mais essayer d’en approcher. Ça a été assez dur, mais au quatrième album, j’avais rejoint les ventes de ceux de Franquin, puis je les ai dépassées, donc le lecteur m’avait admis. C’est dommage que j’aie arrêté Spirou, parce que j’avais plein de scénarios, plein d’idées. Il y a eu un manque de confiance entre Dupuis et moi, qui fait qu’il a dit qu’il allait m’enlever les personnages. Alors quand on m’a répété la chose, je suis allé voir Dupuis, qui m’a dit : « Monsieur Fournier, vous n’avez pas répondu à tous les espoirs qu’on avait mis en vous. » Je lui ai dit : « Mais enfin, qu’est-ce que vous dites là, vous avez vu les ventes qu’on fait ? » L’Ankou, c’était un malheur, c’était l’album de la série qui se vendait le mieux, ça a même dépassé Le Nid des Marsupilamis. Mais ce qu’il voyait, c’est que... il y avait des gens en Belgique qui lui avaient fait des remarques. On m’a répété un jour avoir entendu le ministre de la culture française dire dans un cocktail : « Alors monsieur Dupuis, vous allez laisser longtemps ce gauchiste breton politiser notre petit Spirou ? » Dupuis a eu peur. Il s’est mis à se dire : « Mais L’Ankou, c’est épouvantable », alors qu’il avait signé tous mes scénarimages. C’est la preuve qu’il ne les avait pas lus, ou qu’il a eu la frousse que sa maison d’édition ne devienne un nid de gauchistes...

Mais avant ce moment-là, quelle liberté avais-tu pour faire évoluer le personnage ?
J’avais une liberté totale, sauf après cette histoire. Les deux derniers albums, Kodo le tyran et Des haricots partout, ça devait faire huit albums. J’abordais un tas de grands problèmes [dictature, trafic d’opium...] que j’ai raccourcis. Dupuis s’est mis à censurer, à me dire de faire attention à ça, de faire attention à ci. Ça devenait compliqué, ça commençait à mal tourner entre nous. Il n’avait manifestement plus confiance en moi, et moi plus confiance en lui. Et lorsqu’on m’a rapporté que Dupuis voulait m’enlever Spirou, ça m’a foutu en colère, j’ai démissionné.

Et tu es parti reprendre Bizu chez Fleurus.
Je me suis retrouvé comme un con avec rien du tout. Heureusement que j’avais les droits d’auteur de Spirou, j’avais le confort de ne pas être obligé de travailler. Mais j’ai entamé une véritable déprime : j’ai divorcé, j’ai changé de maison, mes enfants étaient adolescents, je m’entendais mal avec eux. Tout déconnait complètement. Partout où j’allais, très souvent les gens que j’avais connus, les éditeurs, les directeurs de collection, étaient absents ou en réunion... c’est vachement agréable, de connaître ça. Un seul mec ne m’a pas fermé sa porte, c’est le patron de chez Fleurus. J’ai fait deux Bizu chez lui, qui n’ont pas marché d’ailleurs. Et quand le Lombard a racheté Fleurus, il a tout simplement arrêté de publier tous ceux qui ne marchaient pas très bien.

Après les deux albums chez Fleurus, comment s’est fait ton retour chez Dupuis ?
Le directeur de l’éditorial chez Dupuis avait changé, c’était Philippe Vandooren, qui était un excellent copain à moi, qui adorait Bizu. Il m’a énormément encouragé et j’ai fait quatre albums de Bizu chez Dupuis, dont je suis content, et même fier. Mais je vois l’énorme défaut qui fait que ça n’a pas bien marché commercialement : ça se présente un peu comme un album de Schtroumpfs, les parents ont acheté ça pour leur petit de 7, 8 ans, qui n’a rien compris, parce que ce sont des petits contes philosophiques pas du tout adaptés aux enfants. Donc quand je vais redémarrer Bizu, parce que ça va redémarrer, dessiné par Tatiana Domas, ça va toujours être des petits contes philosophiques, mais adaptés aux enfants.

« Les Chevaux du vent », planche 47, par Fournier et Lax [5]

« Les Chevaux du vent », planche 47, par Fournier et Lax

Quand Bizu s’est arrêté, tu as dessiné Les Crannibales. C’était la première fois que tu travaillais avec un scénariste, en l’occurrence Zidrou...
... et c’était la première fois que je faisais de la bande dessinée souvent sans crayonné, directement au feutre, des fois ça se voit, des fois non [rire]...

Je me suis laissé dire que la naissance des personnages s’était faite dans la précipitation...
Oui et non. Il faut voir toute l’histoire. J’étais à Angoulême pour une exposition Spirou. Un soir, je mange à côté du rédacteur en chef de Spirou, Thierry Tinlot [actuel rédacteur en chef de Fluide Glacial], je griffonne sur la nappe en papier, des dessins qui étaient un peu ce que j’ai fait avec Les Crannibales après. Il voit ça et me dit : « Mais tu dessines comme ça aussi ? Attends, j’ai un projet dans mes tiroirs. » Il avait le projet des Crannibales depuis longtemps, il l’avait proposé à des tas de gens, personne n’en avait voulu. J’ai fait un peu la même chose qu’avec Lax, je me suis dit de toute façon, je vais accepter. Mais là, franchement, j’avais pas envie.

Pourquoi ?
Je ne comprenais pas l’histoire, je me disais : « On va vite tourner en rond, des mecs qui bouffent les autres... » Je me suis mis à bosser, c’était fin janvier de je ne sais plus quelle année. Je cherchais, je cherchais, rien. J’ai fait des centaines de crobars, je ne trouvais rien qui m’accrochait. Mais je me disais : « Il faut que j’y arrive. » De temps en temps, Tinlot m’appelait : « Alors, c’en est où ? — Ah, ça avance bien. — Tu m’envoies quelque chose ? — Ah non, t’auras la surprise... » Je n’avais rien. Les mois passaient, et presque un an après, se profile le salon du livre pour enfants de Montreuil, qui se passe début décembre. En octobre, Tinlot me dit : « Tu viens à Montreuil, c’est au poil, on verra tes dessins. — Oui oui, bien sûr, ça va être bien. » Quinze jours avant, je n’avais rien, et Tinlot téléphonait : « Je brûle d’envie de voir ce que tu as fait ! » Et c’est là qu’on va rejoindre l’urgence. Je prends le train ici à Saint-Brieuc. Je prends un carnet de croquis, un feutre, et en partant de Saint-Brieuc, je sors les personnages les uns après les autres. Arrivé à Lamballe, [vingt minutes plus tard], j’avais tous les personnages. Je me dis : « Attends, c’est pas possible que ça marche, ils sont venus trop vite... » J’ai gardé cette feuille-là, pour moi elle est historique. En fait ils ne sont pas venus trop vite, il y avait des mois et des mois de maturation, mais je ne le savais pas.
Le soir, je suis allé au restau avec Zidrou et Tinlot. La fin du repas arrivait, j’avais l’estomac noué. On débarrasse la table, et Tinlot dit : « Allez, tu nous donnes ton carnet. » Il l’ouvre, et tous les deux regardent, tournent les pages, reviennent, tournent les pages,  ne disent rien... et tout d’un coup Tinlot dit : « Garçon ! Champagne ! » Ouf... Voilà comment ça s’est fait. Je ne leur ai pas raconté tout de suite. Plus tard, ils ont su : « Oh la vache, c’est pas vrai ! » Ben si, toute l’année, j’avais rien.

Comment la série a-t-elle été reçue ? C’est assez inattendu dans Spirou, c’est un humour très noir, on bouffe des gens à toutes les planches...
Il y a eu des protestations, mais pas trop, le monde a évolué. Il y a eu quelques résiliations d’abonnements, j’ai reçu quelques lettres d’insultes. Les cons, il faut les laisser vivre aussi. Ou alors il faut les bouffer ! [rire] Ça a assez bien marché. J’allais beaucoup dans les écoles, et Les Crannibales, c’était le succès total avec les gosses. Ils adoraient ça. Ce n’était pas Spirou que je racontais, terminé, c’était Les Crannibales. Même les touts petits de 7 ans, ils ne comprenaient pas tout, mais ils voyaient que les gens se faisaient bouffer, ils étaient morts de rire. Ils comprenaient très bien que c’était au deuxième, troisième, quatrième degré... mais les albums ne se vendaient pas. On s’est posé la question, avec Zidrou, on a fait le tour des bibliothèques, on a demandé pourquoi, en général, dans les rayons enfant, Les Crannibales étaient en haut, ou carrément n’étaient pas dans les rayons enfants. Et partout, on nous a dit que c’était la demande des parents. Et c’est les parents qui ont le pouvoir d’achat. Je pense que l’explication est là, parce que pour le reste, je trouve que c’est une bande dessinée qui était bien faite.
Et moi, j’adorais faire ça. J’ai encore plus de plaisir à faire ce que je fais maintenant, mais c’est vrai que j’ai pris mon pied à faire Les Crannibales. Il y a quelques fois où je ne me suis pas trop amusé, mais c’était très rare. La première fois où il m’a envoyé un scénario avec un personnage qu’on passe au four, je l’ai appelé, il me dit : « Tinlot a accepté le scénario. » Je lui ai dit : « Oui, mais mon grand-père y est passé il y a cinquante ans, çe me gêne et on va avoir des emmerdes. Est-ce que tu as un moyen pour arranger ça, parce qu’honnêtement, je crois que je ne vais pas le faire. » Il me dit : « Bon, je vais réfléchir. » Une demi-heure après, il me rappelle : « J’ai trouvé. Chaque fois que quelqu’un passera au four, il continuera à discuter même s’il est coupé en morceaux. » Et tout passe.

Tu travailles avec des scénaristes depuis un moment. Aurais-tu envie de refaire une série tout seul, textes et dessins ?
Oui, parce que ça rapporte plus ! Je ne sais pas si je suis encore capable d’inventer des trucs, je me fais materner avec les scénaristes. Je pense que oui, mais je ne me pose pas tellement la question. J’ai des scénarios de Spirou que je garde, ils sont vraiment faits pour ce personnage et je n’ai pas envie d’inventer un succédané de Spirou. J’aurais bien tenté un one-shot Spirou [collection parallèle à la série classique, dont chaque tome est confié à un auteur différent], on m’a laissé entendre une fois que ce serait marrant que je leur en propose un. J’aurais été prêt à le faire, mais maintenant que toute la profession fait des one-shot Spirou, je trouve plus original de ne pas en faire.

Dernier album : « Les Chevaux du vent, tome 1 » (Dupuis, collection Aire Libre)
Bulles à croquer : les 13 et 14 juin 2009 à Saint-Brieuc (Carré Rosengart, port du Légué). Renseignements : bullesacroquer.net [6].
Les Océaniques : Exposition « Mer et BD » jusqu’au 19 juin à Saint-Quay-Portrieux 2009 (Centre de congrès). Conte à bulles samedi 13 à 20h30, par Yann-Fanch Kemener (conte), Aldo Ripoche (violoncelle) et Cyril Knittel (dessin). Réalisation d’une fresque géante du vendredi 12 au dimanche 14. Renseignements : 02 96 70 80 60