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Voyage au bout de l’humanité

À travers un carnet de voyage (Les Fleurs de Tchernobyl) et un spectacle poétique (Mort de rien), les dessinateurs Gildas Chassebœuf et Emmanuel Lepage et le comédien et auteur Pascal Rueff évoquent Tchernobyl, l’accident, et la vie qui, autour de la centrale, continue malgré tout. Deux œuvres poignantes, issues de séjours sur effectués sur place par ces artistes installés en Bretagne.

Il n’y a pratiquement pas d’endroit sur terre où l’homme ne parvienne à s’établir. Sur la banquise, au cœur de forêts étouffantes et chargées d’humidité ou en plein désert, nul lieu où l’inventivité et la capacité d’adaptation d’homo sapiens sapiens ne lui aient permis de vivre. Le seul endroit qui lui soit interdit ne l’est pas pour cause de conditions naturelles insurmontables, mais du fait de sa propre inconséquence : il s’agit de la zone qui entoure ce qui fut le réacteur nº4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl, Ukraine. Quelques centaines de kilomètres carrés, irrémédiablement irradiés lors de l’explosion du 26 avril 1988, et d’où l’homme s’est lui-même chassé, à jamais.

L’arrivée devant la centrale, par Gildas Chassebœuf

L’arrivée devant la centrale, par Gildas Chassebœuf

À quoi ça ressemble, Tchernobyl ? C’est comment, l’enfer sur terre ? L’enfer est comme partout ailleurs : au printemps, il bourgeonne et éclate de couleurs. L’enfer sur terre est beau, paisible et apparemment en bonne santé. Apparemment. Car on ne peut s’y asseoir par terre, ni s’y rendre sans masque et sans gants, et il est plus que conseillé d’y consulter fréquemment son dosimètre et de ne pas s’y attarder. L’enfer est pavé de bonnes intentions, lesquelles sont sans cesse balayées de radiations invisibles. Cet enfer-là est aujourd’hui, et pour très longtemps encore, « zone interdite ». Mais, tout autour, la vie continue, s’accommodant tant bien que mal de la présence de ce monstre qui a déjà effacé plusieurs dizaines de milliers de vies humaines. C’est à cette drôle de vie que sont allés se confronter les dessinateurs Gildas Chassebœuf (Carnet du port) et Emmanuel Lepage (Névé, Muchacho, Oh ! les filles) en début d’année.

De ces quelques semaines de séjour à Volodarka, à 45 km de la centrale, ils ont ramené un superbe carnet de voyage à quatre mains, dont les aquarelles mettent en lumière l’étrange paradoxe de cette région sinistrée. Le livre (Les Fleurs de Tchernobyl) commence dans les noirs : visions de check-point et de la centrale nucléaire. Petit à petit, il s’éclaire et les pages se mettent à bruisser d’arbres, de nature, de visages et de rencontres. Il y a des villages abandonnés, des manèges qui ne tourneront plus jamais, et des villages toujours vivants, comme Volodarka, même si nombre de leurs habitants sont bel et bien malades. Tous reçoivent le même soleil, et c’est la force de ce livre que de ne tomber dans aucun cliché réducteur. Ni celui du fatalisme qui dirait « l’Ukraine est morte, il n’y a plus rien à faire »), ni celui de la dédramatisation qui affirmerait « ce n’est pas si grave, regardez, on peut vivre près de la centrale ».

Le kolkhoze de Vodnè Gospodarstvo, par Emmanuel Lepage [1]

Le kolkhoze de Vodnè Gospodarstvo, par Emmanuel Lepage

Cette construction tout en finesse et complexité, on la retrouve aussi dans Mort de rien, le spectacle qu’a écrit Pascal Rueff au retour de son premier voyage à Tchernobyl, en 2006 — c’est d’ailleurs lui qui a invité Gildas Chassebœuf et Emmanuel Lepage à l’accompagner dans son troisième séjour, cette année.

La mise en scène de Mort de rien est minimaliste : au centre, Pascal Rueff, assis, dit son texte. À sa gauche, Morgan chante et joue de la harpe. À sa droite, Philippe Ollivier l’accompagne au bandonéon. Ce n’est presque pas du théâtre, et pourtant, ce n’est que cela : un dispositif tout entier tendu vers la transmission d’une parole qui tient autant de la poésie que du témoignage. Pascal Rueff raconte son voyage et ses rencontres, décrit l’explosion du réacteur et ses suites, met en mots la mort invisible, qui pénètre les chairs sans qu’on puisse la sentir. Toutes les 42 secondes, il est interrompu par le flash d’un puissant projecteur.  Toutes les 42 secondes, soit la fréquence à laquelle le plutonium 238 éjecte ses particules radioactives.

En 42 fois 42 secondes d’une part, en 60 pages de l’autre, Mort de rien et Les Fleurs de Tchernobyl évoquent de façon bouleversante la plus grande catastrophe technologique que l’humanité ait suscitée. Sans provoquer tant d’émoi politique que  des banques en faillite : 22 ans après Tchernobyl, la France reste le pays le plus nucléarisé du monde. On continue d’y croire que l’accident y est impossible.

« Les Fleurs de Tchernobyl », par Gildas Chassebœuf et Emmanuel Lepage (Les Dessin’acteurs [2], 60 p., 12 €). La majeure partie des droits du livre est reversée à l’association Les Enfants de Tchernobyl [3].
« Mort de rien », de et avec Pascal Rueff, le 28 novembre 2008 à Plougastel-Daoulas (Espace Avel Vor), le 9 décembre à Penvenan (centre culturel). Site internet : www.tchernobyl.fr [4]