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« 40 ans de rock à Brest » : la mal-aimée retrouve des couleurs

En 2004, à l’occasion de la Fête de la Musique, nous avions rencontré Laurent Charliot pour son livre La Fabuleuse histoire du rock nantais de 1960 à nos jours [1]. Cette année, l’historien et musicien Olivier Polard raconte 40 ans de Rock à Brest. Un autre livre dense et richement illustré.

[2]« Brest est forcément rock. Il n’y a qu’à lorgner sur ses angles de rues coupées au rasoir, aussi déchirantes que des riffs de guitares, pour bien s’apercevoir qu’ici la casbah des rockeurs moussaillons ne s’ablutionne pas à l’eau douce. Le rock d’ici a la même mine patibulaire que son atmosphère : purement et délicieusement looser jusqu’à la moelle. Aucun groupe n’a jamais badigeonné en grand son nom sur la sono hexagonale. Pourtant, des musicos, il y en a un paquet ici ! » Le ton saillant de ses futures chansons est déjà là, mais lorsque Miossec, alors pigiste à Ouest-France, écrit cet article au milieu des années 1980, il n’a pas encore percé. Brest traîne son image sombre et triste quand Rennes grimpe au fronton des musiques actuelles françaises via Marquis de Sade, Daho, Niagara et les Trans Musicales. « Plus rugueux et populaire que le rock rennais, plus insouciant que le rock nantais, le rock à Brest a souvent servi d’exutoire dans une cité qui, il est vrai, a souvent été accablée par le destin », écrit André Hascouët en introduction au livre d’Olivier Polard, 40 ans de rock à Brest. Il parle aussi de « fatalisme brestois ».

Il faut dire que pour mythiques qu’ils furent à Brest, on ne peut pas dire que les Loups Noirs, les Blue Shades, les Welsons, Monsieur Jean, Unlimited Blues Time, Nicolas Cruel, Electschlaffen, Al Kapott, UV Jets, Splassh, Coyote Pass ou Les Locataires aient accédé à une audience digne de leur réputation. De même, Manu Lann-Huel, Dan Ar Braz, Gérard Delahaye ou Jacques Pellen ont acquis une vraie notoriété, mais ils n’appartiennent pas spécifiquement à la mouvance rock. Il aura fallu attendre 1995 et l’éruption Miossec pour que Brest accède à un rang digne de son passé et de ses gisements. Un rayonnement parachevé par le carton Matmatah, les racines brestoises de Mass Hysteria et Yann Tiersen ou le développement du festival électro Astropolis.

Dans 40 ans de rock à Brest, Olivier Polard revient sur cette histoire mouvementée, des orchestres de bals vivier des futurs rockeurs à l’étonnante profusion de cafés-concerts, des émergences de festivals (Élixir, Rock sur la Blanche, Les Jeudis du Port) à la frilosité des politiques, de la multiplicité des initiatives à l’incapacité de les faire fructifier… On peut regretter l’absence d’index détaillé et une mise en page parfois confuse qui axe trop sur les biographies des groupes et ne met pas assez en valeur les grandes articulations du livre, mais on se délecte des anecdotes en tout genre.

Saviez-vous que la salle du Vauban s’appelait dans les années 1960 La Redoute ? Que le vrai nom de Johnny Smith, chanteur guitariste des Mustangs, était Mohammed Bell-Assam Choual ? Qu’en 1969, lors de la venue de De Gaulle, tous les chevelus traînant dans les rues furent ramassés ? Que Mathieu Donnart Street a parodié Magma en composant « Mekhanik Destructiv Artichauts » ? Que le premier groupe de Miossec s’appelait Printemps Noir ? Que Bernard Lenoir enregistra une Black Session avec Morphine au club Melody à Guipavas ? Que le premier nom de Matmatah était Tricard Twins ? Que le café-concert Le Douric fut fermé suite aux déclarations de son patron dans l’émission Ça se discute comme quoi son bar était le premier « canna bistrot » de France ? Au fil des pages, vous croiserez aussi Les Groins qui Puent, Riton Morvan et Pako Rolland du groupe Barykad ou « José Caudal, alias Greki Haskol, le nouveau boucher de la place Sanquer fraîchement débarqué de l’Île de Groix »…

Felix Bagheera, dit « La Lili Marlène du Ponant », en 1978

Felix Bagheera, dit « La Lili Marlène du Ponant », en 1978

La Griffe : Combien d’années de travail une telle entreprise représente-t-elle ?
Olivier Polard : Quatre ans. Ça a été assez éprouvant par moments, voire décourageant, mais ça m’a vraiment éclaté. Découvrir ce qu’avaient fait mes glorieux aînés, des types que je connaissais ou dont j’entendais parler depuis des lustres avec mes grands frères, a considérablement attisé ma curiosité. Le fait d’avoir eu une formation historique, mais surtout d’être aussi musicien m’a permis d’être crédible aux yeux des personnes que je rencontrais. Une fois qu’elles comprenaient que ce projet allait dans le bon sens, elles me fournissaient tous les documents dont elles disposaient. J’ai vécu de très belles rencontres, très enrichissantes.

L’iconographie est extrêmement riche et diversifiée. Avez-vous eu des difficultés pour trouver des illustrations ?
La recherche de documents est l’étape la plus difficile. Autant certains groupes fournissent 150 clichés, autant trouver une seule photo s’est parfois avéré mission impossible. Je suis allé jusqu’à contacter un type à San Francisco pour étoffer les visuels des années 1960 ! Sans la rencontre avec Tibou, le graphiste, le projet n’aurait sans doute pas vu le jour. Tout au long de l’aventure, on a été en parfaite adéquation, pas une seule prise de bec ! On voulait tous les deux un ouvrage en couleur avec une compilation audio et une liberté de ton. On s’est lancé à corps perdu.

Comment s’est organisée la conception de la compilation ? Des oublis, des regrets ?
Pouvoir faire écouter les groupes que l’on défendait dans le livre nous paraissait essentiel. Certains sont tellement fabuleux et entrés dans la mystique brestoise qu’il fallait absolument les ressortir. On a sélectionné les titres les plus représentatifs, amélioré le son au maximum des possibilités. La liste a bougé jusqu’au dernier moment quand Matmatah nous a envoyé un titre inédit en live avec Miossec. Une deuxième compilation pourrait voir le jour dans quelques mois, peut-être en téléchargement sur le site de l’association éditrice, La Blanche Production.

Combien avez-vous vendu d’exemplaires ?
La Blanche Production a édité ce livre à 2 000 exemplaires. 200 sont partis dans la promotion, 1 500 ont été vendus en quatre mois. Une belle réussite après les nombreux écueils qu’il a fallu éviter. Ce livre est un vrai travail d’équipe. Seule une association pouvait arriver à bout d’un tel projet, trop peu rentable pour un éditeur professionnel. Organiser une soirée événement [elle s’est déroulée le 11 novembre 2005, NDLR] avec la reformation de groupes mythiques comme Al Kapott ou UV Jets (sans compter les 17 autres groupes présents) était indispensable pour communiquer efficacement. À part le magazine Rolling Stone qui a fait un super papier, les médias parisiens n’en ont rien eu à faire, Rock’n’Folk en tête. Un livre sur Rennes les intéresserait sans doute davantage.

On sent une pointe d’amertume lorsque vous concluez que « perdue au bout de la terre, Brest résonne pour elle-même à défaut d’intéresser l’Hexagone. » Le projet du livre était-il de réhabiliter votre ville aux yeux de ses rivales Rennes et Nantes ou de faire œuvre d’historien ?
Les historiens sont généralement très chiants à lire et je n’ai pas la prétention d’être journaliste. J’ai donc essayé de me placer entre les deux pour relater aussi fidèlement que possible l’état d’esprit qui faisait la particularité brestoise, ce mélange de rudesse et d’arrogance. C’est vrai que l’amertume a longtemps frappé les esprits des musiciens. Tous les bons groupes se sont lamentablement ramassés alors que leur potentiel paraissait évident. Pas de salles, pas d’argent, pas de labels, un vrai mur de béton, à l’image de la ville. Le bon côté est que cette situation a encouragé la solidarité entre musiciens et la création d’un réseau underground très actif.

Les Cratères en 1968

Les Cratères en 1968

La Bretagne a toujours été une terre de cafés-concerts, mais il semble que Brest devançait Rennes et Nantes sur ce terrain ?
On a eu jusqu’à 600 troquets dans les années 1950 ! Il en restait une bonne moitié dans les années 1980. Mon frère en tenait un fameux en 1987, les Fourmis Rouges. Rien que sur Brest, on pouvait jouer dans une quinzaine de bars et toucher un peu d’argent. Il suffirait que la législation s’adoucisse un peu pour que le réseau retrouve toute sa vigueur. C’est la meilleure école pour un jeune groupe de rock ! À part le Soul Food Café et Les 3 Chats, les jeunes groupes de rock ont peu d’opportunités de jouer à Brest aujourd’hui.

Vous écrivez que « pour un concert équivalent, le taux de bière ingurgité est deux à trois fois plus important qu’à Rennes ou Nantes »… Vous ne craignez pas d’asseoir Brest dans sa réputation ?
Brest ville d’alcoolos ? On en a l’image en tout cas. Les « Trois jours sans alcool » n’arrangent rien à l’affaire. Quelle blague ! Sans parler du premier album de Miossec ! Ça ne me dérange pas, chacun fait ce qu’il veut. Je préfère une ville qui sait vivre à l’austérité des cités bourgeoises où rien ne se fait au grand jour. Tant pis si on y perd quelques plumes en termes d’image.

Autant on a pu percevoir une concurrence entre Rennes et Nantes, autant on ressent peu d’antagonisme entre Brest et Rennes…
Dans les années 1980, l’antagonisme était puissant ! Ici, c’est le bout du monde du rock. La première oasis à 300 kilomètres à la ronde, c’est Rennes ! Marquis de Sade et les Trans Musicales ont influencé pas mal de musiciens brestois qui rêvaient d’avoir le même parcours, mais tout le monde est resté à la porte. Plusieurs groupes ont émigré à Rennes en espérant pouvoir percer plus facilement. Mais UV Jets, Splassh, Nicolas Cruel puis Coyote Pass ont tous joué de malchance. Beaucoup avaient l’impression que ça n’allait que dans un sens, d’où peut-être une certaine rancœur comme à Nantes. C’était avant Miossec, avant Matmatah, avant Astropolis. L’abcès est aujourd’hui crevé.

Brest est la seule ville bretonne à laquelle Les Enfants du Rock aient consacré une émission. Pourquoi ne sont-ils pas venus à Rennes et Nantes ?
J’ai rencontré Vuillermet, le réalisateur de l’émission, récemment. En fait, il voulait accentuer ses émissions sur le côté prolétaire du rock hexagonal d’où ce choix de Sochaux, Le Havre ou Brest. L’émission s’est arrêtée avant qu’il ne puisse se déplacer à Rennes ou Nantes.

Bien que situé en terre bretonnante, le rock brestois a peu frayé avec la musique traditionnelle bretonne contrairement au rock nantais, par exemple avec Tri Yann.
Brest est depuis des siècles une ville française en terre bretonne. Pour les Brestois, parler breton était mal vu. C’était comme retourner au Moyen-Âge. Nos parents ne rêvaient que d’élévation sociale. Lorsque le renouveau de la musique bretonne a commencé en 1972, Brest est passée à côté. Une bonne chose dans un sens, ça nous a permis d’éviter d’avoir d’horribles Tri Yann locaux !

Al Kapott en 1986

Al Kapott en 1986

Aujourd’hui, les festivals estivaux sont indissociables de l’image de la Bretagne. Comment expliquer qu’Élixir et Tamaris, les festivals pionniers, se soient arrêtés ?
Le public raffolait bien moins de festivals qu’aujourd’hui. C’est bien souvent une gestion hasardeuse qui plante un festival, ou le destin. Aujourd’hui, les programmateurs sont de vrais professionnels et savent limiter les risques, s’inscrire dans le temps.

Vous analysez précisément l’histoire des orchestres de bals et on constate qu’il était plus facile pour un jeune musicien doué de gagner (très bien) sa vie dans les années 1960 qu’aujourd’hui.
C’est certain. Un jeune de 16 ans gagnait parfois autant que son père ouvrier ! Amplis et guitares dernier cri, sono Orange, fourgon, fringues, les groupes les plus en vue pouvaient tout se permettre. Ça s’est brutalement arrêté après 1970 avec le développement des discothèques.

Vous reproduisez (page 98) l’affiche d’un concert pour le moins tendancieux avec Reich Orgasm, Brutal Combat, Komintern Sect et Collabos. La scène brestoise a-t-elle souffert de certaines accointances avec l’extrême droite ?
À part Brutal Combat, non. Il n’y a pas eu d’incidences sur la scène brestoise. Ils restaient dans leur coin. Tout le monde les ignorait et les a depuis oubliés.

Il me semblait que Yann Tiersen était brestois. Pourquoi ne l’évoquez-vous pas plus ? De même, vous ne consacrez pas d’article spécifique à Mass Hysteria.
Pour que le livre soit le plus cohérent possible, j’ai limité mes recherches à la seule ville de Brest, sans trop me soucier du reste du département. Yann Tiersen est juste né à Brest, il est rennais avant tout. Quant à Mass Hysteria, personne ici ne les considère comme brestois. La résonance du groupe, la popularité de Mouss [chanteur de Mass Hysteria, NDLR] ou d’Erwan a cependant été très forte et je préférais évoquer seulement cet aspect-là des choses sans rentrer dans une bio complète.

Quelles sont les cinq personnalités incontournables du rock à Brest ces quarante dernières années ?
Pffff, alors disons :
En 1, Iffic alias Felix Bagheera [Yves Andréo pour l’état civil, NDLR], l’icône, la « Lili Marlène du Ponant », chanteur fabuleux et figure mythique, en short et santiags sur la couverture du livre.
En 2, Miossec, ambassadeur premier choix de la déglingue à la brestoise.
En 3, Matmatah pour les 700 000 exemplaires écoulés du premier album.
En 4, Charles Muzy, patron infatigable de l’hôtel-salle de concert du Vauban.
Enfin, le festival « Rock Sur La Blanche » qui proposait une affiche purement locale dans une ambiance incroyable entre 1986 et 1991.

Vous parlez de « vingt années de débandades répétées » dans le domaine des musiques actuelles à Brest. Où en est la construction du Zénith ?
Attention, ce ne sera pas un Zénith, mais une Scène des Musiques Actuelles avec deux salles de concerts et des locaux de répétition. Elle ouvrira dans six mois. Je ne sais pas si cette salle permettra de promouvoir un rock brestois aujourd’hui en bonne forme. Cela fait près de 25 ans qu’une salle de concert décente est réclamée à corps et à cris. Le choix d’une SMAC de préférence à un Zénith va en tout cas dans le bon sens. [NDLR : Cette salle a ouvert ses portes en mars 2007 sous le nom de La Carène [3]]

Livre : « 40 ans de Rock à Brest » (La Blanche Production, 194 p + 1 CD, 39 euros). Retrouvez des interviews et des mp3 inédits sur le site de l’éditeur [4] (02 98 46 51 11).
Pour en savoir plus sur le rock à Rennes : « 1978>1988, dix ans de rock rennais », par Christophe Brault (1989) et « 16 ans d’aventures musicales à Rennes », par Hervé Bordier et Pierre-Henri Allain (Le Hasard des Oiseaux, 1995).
À retrouver dans la série : Art Rock 2011