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« Essential Killing » : un chemin de croix qui laisse sans voix

Traque d’un fugitif mutique admirablement interprété par Vincent Gallo, Essential Killing est l’œuvre maîtresse de Jerzy Skolimowski, à la croisée du cinéma formaliste et des survival movies.

Jerzy Skolimowski [1]

Jerzy Skolimowski

Au début des années 1960, Jerzy Skolimowski participe au renouveau du cinéma polonais.  En 1967, son long-métrage Haut les mains s’attire les foudres de la censure, le jeune réalisateur doit quitter le pays sous la contrainte . Il poursuit sa carrière en Angleterre et aux USA, puis décide au début des années 1980 de se consacrer exclusivement à la peinture, sa vraie passion, pendant 17 ans. Quatre nuits avec Anna marque son retour derrière la caméra et sort en 2008. Aujourd’hui, avec Essential Killing,  il signe son œuvre maîtresse, tragédie comportementaliste époustouflante qui créée une fusion inédite entre cinéma formaliste et survival movies.

Un hélicoptère américain survole des gorges montagneuses afghanes, un pilote hors-champ commente une scène en voix off.  Au sol, sous ses yeux, trois GIs se déplacent à  pas mesurés  sur la roche poussiéreuse qui  recouvre l’horizon. Alternance des points de vue. Passage à la caméra subjective : une ombre au souffle court tapie dans l’anfractuosité d’une grotte, observe les militaires puis les abat au lance-roquettes. Un taliban hispide apparaît et s’enfuit derechef. Rapidement capturé, le prisonnier subit des tortures dans un camp US. Lors de son transfert dans un centre de détention secret quelque part en Pologne, il s’échappe. Commence alors une chasse à l’homme qui gagne en intensité à mesure que la réalité se dissout.

Avec Essential Killing, Jerzy Skolimowski parvient à formaliser la substantifique moelle  de la traque martiale, thématique récurrente des survival movies. L’homme y est réduit à ses pulsions primitives : manger, boire, dormir, se protéger des frimas, lutter pour sa survie, au moyen d’un traitement narratif, visuel et sonore minimaliste. Il n’y a en effet qu’un seul personnage principal, les autres protagonistes, rarement en gros plan, filent comme des ombres. Les décors naturels, désert crayeux, rivière glacée, forêt enneigée, sont merveilleusement utilisés, et les dialogues remplacés par des halètements, des aboiements, des bruits sourds,  de la musique tribale, à la lisière de l’expérimental. Essential Killing glisse de facto vers l’abstraction psychologique : Vincent Gallo se confond peu à peu avec les animaux de la forêt, objets de ses hallucinations. Le taliban fugitif ne possède pas de nom, pas de voix puisqu’il ne s’exprime que par sa respiration et, parfois, ses cris, pas de passé hormis quelques flashbacks religieux oniriques à la symbolique trop explicative.

« Essential Killing »

« Essential Killing »

Vincent Gallo incarne  un Rambo des temps modernes soumis non pas à la nation mais à la religion. Ainsi, le comédien  ne possède pas  une plastique  héroïque à la musculature proéminente mais un visage christique rongé par une barbe miteuse, des traits émaciés et un regard charbon. Sa silhouette sans cesse camouflée par des vêtements d’emprunt à la palette chromatique fluctuant selon les décors : beige montagne, orange Guantanamo, noir  vespéral, blanc neigeux,  se disloque à mesure des rencontres d’infortune dans la lumière sépulcrale de l’hiver polonais.  Le rôle du comédien ne réside pas dans d’infinies oscillations introspectives  mais dans l’occupation physique du cadre afin d’extérioriser, au fil des ellipses, la lente décomposition de l’anatomie, la peur qui s’infiltre subrepticement sous la peau de plus en plus ensanglantée, les réponses brutes, instinctives et pulsionnelles  aux attaques extérieures. De l’amoureux écorché vif de Buffalo 66 qu’il a réalisé  au frère blessé en exil de Tetro de Francis Ford Coppola, Vincent Gallo carbure à l’investissement sensoriel  radical. Il offre ici sa chair en ébullition à son personnage. La symbiose se révèle totale et lui a valu le prix d’interprétation masculine à la Mostra de Venise en 2010.

Vincent Gallo dans « Essential Killing »

Vincent Gallo dans « Essential Killing »

À première vue, Essential killing incite peu ou prou à l’empathie compassionnelle. Un pêcheur qualifie à juste titre Vincent Gallo de « monstre » lors d’une rencontre furtive et burlesque. Le taliban abat froidement, sort son couteau à l’envi, s’empare de force de l’objet de ses désirs. La loi du talion, voire la violence gratuite, règne sans discontinuer durant les 1h32 du métrage, excepté lors d’un interlude silencieux en compagnie d’Emmanuelle Seigner dans une cahute, lieu de transition in fine. Cependant son chemin de croix vécu de l’intérieur par le spectateur invite à l’identification comportementale. Si on juge une société à la manière dont elle traite ses monstres, Essential Killing devient la parabole d’une humanité abandonnée à sa sauvagerie primitive. Jerzy Skolimowski se défend pourtant d’intentions politiques. Haut les mains l’a condamné à l’exil, le réalisateur se tient désormais  à l’écart des jugements moraux. La longue fuite mutique de Vincent Gallo dessine alors la trajectoire d’un réalisateur claquemuré trop longtemps et qui a perdu le sens du dialogue, sans perdre sa voix, celle du cinéma.

« Essential Killing », de Jerzy Skolimowski avec Vincent Gallo, en salles depuis le 6 avril 2011.