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Charlotte etc. : « Ça me plaît d’être insaisissable »

Peu courtisée par les médias, Charlotte etc. n’en mène pas moins depuis quelques années une belle carrière d’artiste « concernée », qui chante sa colère d’une voix douce. Rencontre à l’occasion de sa venue à Rennes dans le cadre du festival Les Embellies de printemps, et de la sortie de son troisième album.

Charlotte etc. - album « Nous ne savons plus qui nous sommes »Vous ne connaissez sans doute pas son visage. Charlotte etc. est plutôt du genre discrète dans les médias. Et pourtant, cette chanteuse est bel et bien présente depuis plusieurs années sur les scènes de l’Hexagone. Pour son troisième album, Nous ne savons plus qui nous sommes, elle s’est associée au producteur-guitariste Yann Féry. Le résultat est plutôt réussi : le duo livre onze chansons contrastées. Jonglant avec élégance entre l’anglais et le français, Charlotte Guy se sert de sa voix fine, capable de belles envolées, comme d’un instrument délicat, d’une précision à toute épreuve. Passant de la balade rock à la vigueur électro-pop, l’artiste parvient à catalyser ses inspirations et surtout sa belle énergie pour délivrer son message hors des modes musicales. Interview.

La Griffe : On était sans nouvelles de vous depuis 2003. Que s’est-il passé depuis votre précédent album ?
Charlotte Guy : Beaucoup de choses, le désir de ce nouvel album en collaboration avec Yann Féry, guitariste, co-compositeur et réalisateur, des concerts, des rencontres artistiques diverses (participation à un projet de théâtre contemporain, création d’un spectacle jeune public autour du répertoire de la famille Chédid, création d’un spectacle sur le mélange des genres avec Fantazio), des actions culturelles au sein de différents collèges du 93... Puis enfin la conception et la production de l’album Nous ne savons plus qui nous sommes. Tout cela prend du temps et qui plus est dans le cadre d’une auto-production.

A la lueur de votre expérience, quel regard portez-vous aujourd’hui sur vos précédents albums ?
Je les trouve très différents chacun et représentatifs respectivement d’une époque de ma vie. Avec le recul j’y trouve parfois des maladresses, mais tout à fait inhérentes à l’époque où ils ont été réalisés et à mon expérience du moment. Je dois vous avouer que j’écoute peu mes albums, je préfère écouter ceux des autres.... En tout cas, j’en suis fière. Et j’ai fait du mieux que j’ai pu avec les moyens et capacités qui m’étaient donnés à chaque fois.

Votre pop est plus atmosphérique que jamais dans ce dernier album. Yann Féry, et sa guitare, est-il à l’origine de ce virage ou était-ce une envie personnelle que vous nourrissiez ?
Dès ma première rencontre avec Yann je lui ai fait part de la direction artistique que je souhaitais prendre. Nous étions sur la même  longueur d’ondes. Mais les choses ont pris du temps. Après quelques années de travail en commun, il nous semblait évident d’entamer un travail de création plus proche du duo que du travail de groupe. Et de ce fait, pousser notre collaboration encore plus loin. Au niveau de la composition puis, plus tard, de la production, on avait ce désir commun d’un univers plutôt rock, assez sombre, d’influence anglo-saxonne pour la musique avec des textes poétiques, riches et profonds. Je pense que Yann était le partenaire idéal pour poursuivre ce travail avec moi.

Charlotte etc. et Yann Féry (photo Christian Mayer)

Charlotte etc. et Yann Féry (photo Christian Mayer)

Vous expliquez que cet album est basé sur la dualité du « masculin/féminin ». Comment se matérialise-t-elle dans vos chansons ?
Nous ne sommes pas faits d’un bloc. Yann a beaucoup de féminin en lui, moi beaucoup de masculin en moi, et pourtant je suis une femme. Il est un homme. Nous sommes très différents l’un de l’autre. J’aime brouiller les pistes. Yann a une sensibilité particulière dans le jeu, il s’éloigne radicalement de la guitare par moment, et c’est ce que j’apprécie le plus chez lui. Pour moi, c’est une grande qualité que je qualifierais (à tort ou à raison) de féminine (j’ai toujours détesté les guitar hero).
Chez moi, il y a des textes assez durs par moments qu’on a du mal (je ne sais pas pourquoi d’ailleurs) à attribuer à une femme. J’aime ces paradoxes. J’aime également que l’on ne sache pas qui influence qui. Que ce mélange, au final, ne soit plus qu’une seule et même matière. La nôtre. Celle de nos chansons. Avec toutes ces questions qui restent posées, ces aspérités qui n’en font pas un produit léché, identifiable, classable dans une case bien précise. Cette dualité donc, à proprement parler.

Jean Fauque signe l’un des titres de votre album. Comment a eu lieu la rencontre avec ce compagnon de longue date d’un certain Bashung ?
Le croirez-vous ? Par le site Myspace [1]. Je ne suis pas du genre à m’incruster dans les soirées et à aller taper sur l’épaule d’un type que je ne connais pas. Je nourrissais depuis longtemps ce désir de rencontre sans trop y croire. Internet m’a permis de franchir le pas de la manière la plus naturelle qui soit. Jean Fauque étant une personne tout simplement comme vous et moi, il a répondu à mon mail (qui a dû le toucher), et la suite s’est ensuite écrite naturellement. Je n’ai rien forcé, juste insufflé l’idée d’une rencontre.

« Couru d’avance » est un morceau au texte sombre. Beaucoup de vos autres titres suggèrent la colère. C’est votre état d’esprit régulier ?
« Couru d’avance » est le texte de Jean Fauque. Je ne le trouve pas si sombre. Il est, pour moi, le constat d’un échec relationnel certainement, mais ne s’apitoie pas dessus. Il est plus évocateur d’une incitation au lâcher-prise. Je trouve que dans mon album il apporte une bouffée d’oxygène par rapport au texte de « Label société » par exemple, dans lequel il y a effectivement beaucoup de colère.

Cette colère est-elle salvatrice ?
Je pense que si je n’avais pas cette colère en moi je ne ferais certainement pas ce métier. Je serais ailleurs, je n’aurais pas la même vie. Mais ce ne serait pas moi. J’ai besoin de force et de profondeur dans l’Art, voire de « cruauté » au sens théâtral du terme (en tant que spectatrice et auditrice également). Je suis plus attirée par Francis Bacon et ses figures qui en disent long sur l’être humain que par les peintres du dimanche. Ou David Lynch qui affiche une certaine « étrangeté » dans son travail que je retrouve par ailleurs chez l’être humain. L’inconscient m’intéresse, ce qu’on ne voit pas de prime abord me passionne. Je raconte tout cela aussi dans mes chansons.

Paradoxal, non, ces excès de colère et la douceur de votre voix ?
Effectivement, ce qui est paradoxal chez moi (enfin dans ce que j’entends que l’on dit de moi), c’est la douceur de ma voix et de ce que je dégage physiquement, face à cette « violence » du texte. Ça me plaît de ne pas correspondre à une case bien précise et d’être insaisissable. Je ne suis pas une faiseuse, je fais les choses. Comme cela me vient. Il ne s’agit que de désir et de travail, je ne me pose pas tant de questions sur ce que je suis en fait. Je pense que faire ce métier nécessite juste d’être en accord avec soi-même. Et je ne veux surtout pas cacher ce qui me constitue. Oui, il y a une certaine violence en moi, mais heureusement il n’y a pas que ça...

L’humour de vos débuts semble s’être envolé : un signe des temps ?
Je crois en fait que mon regard ne se porte pas sur les mêmes choses qu’il y a dix ans. Il y a dix ans, je parlais beaucoup de moi et de mes histoires d’amour. Maintenant, je me suis tournée vers les autres, vers l’Autre, vers le Monde. Et le Monde est ce qu’il est. Je ne fais que constater et « poétiser » là-dessus.

Charlotte etc. et Yann Féry (photo Alexandra Lebon)

Charlotte etc. et Yann Féry (photo Alexandra Lebon)

A l’heure où la loi Hadopi vient d’être revotée à l’assemblée nationale, pensez-vous qu’elle va résoudre les problèmes que connaît le marché du disque actuellement ou bien mieux vaut, selon vous, repenser complètement l’approche du disque ?
Cette loi ne va rien changer du tout. Elle ne résoudra pas les problèmes. Oui, il faut absolument repenser l’approche du disque et la façon de travailler des labels. Internet est une fenêtre pour nous, et un outil indispensable. Mais avec l’usage abusif du téléchargement illégal il est devenu presque communément admis, en tous cas chez les jeunes — mais pas que — que la musique est gratuite ! Cela pose le problème de la rémunération des artistes et de leur travail. Mais cela nous oblige aussi à repenser notre système de diffusion des œuvres ! Le format classique de l’album est peut-être voué à disparaître, en tout cas plein d’autres sont possibles et envisageables.
Tout cela serait un défi passionnant pour tout le secteur si les professionnels et les grandes structures voulaient bien prendre leurs responsabilités. Elles ont a priori les compétences et le savoir-faire pour, mais elles semblent trop occupées à vendre des sonneries de portables, faire les énièmes compils revival ou essayer de grappiller les droits d’auteurs ou d’interprètes. L’attitude des majors depuis un certain temps envers la création indépendante et alternative a nourri un sentiment de défiance de la part des artistes et j’ai l’impression qu’il y a longtemps que le divorce est consommé. Il serait temps que tout le monde se réunisse pour travailler ensemble et refaire enfin le même métier. Nous avons besoin les uns des autres et il y a tout un secteur et son économie à réinventer mais chacun à l’air trop occupé actuellement à sa propre survie.

Comment réagissez-vous au fait que des artistes plutôt encartés à gauche défient le PS en s’affichant dans une lettre ouverte [2] « pour » la loi Hadopi (Juliette Gréco, Le Forestier, Pierre Arditi, Piccoli). Partagez-vous leurs inquiétudes ou pensez-vous qu’il s’agit plutôt d’un combat d’arrière-garde mené par des vieux artistes qui ne comprennent rien aux nouvelles technologies ?
Je pense que le problème est mal posé dans cette loi. C’est comme pour les intermittents… on parle d’abus mais les abus ne viennent pas forcément de qui on croit qu’ils viennent... C’est un système global qu’il faut repenser. Je crois que certains artistes ne sont pas dans la réalité des choses. En tout cas ceux que vous mentionnez ne vivent pas dans le même monde que celui de la jeune création et ils n’ont plus trop de souci à se faire dans l’absolu, mais ce sont pourtant eux qui se manifestent... Effectivement, plus on gagne plus on a à perdre... Vu l’époque que nous traversons, il y a des prises de positions indécentes de la part de certains intellectuels selon moi.
En disant cela je n’incite pas au téléchargement illégal, je constate juste qu’il faut mesurer ses positions quand on vit dans une société comme la nôtre, avec beaucoup de gens en difficulté, qui pour certains ne parviennent même pas à se loger ni à manger. Et le téléchargement illégal n’est pas responsable de cette situation, que je sache. Pour l’instant, le disque me coûte plus qu’il ne me rapporte et je ne fais pas d’argent avec, j’en perds. Il me permet juste d’exister sur scène et d’en faire un métier. Pour combien de temps ? Je ne sais pas. Mais je ne me plains pas. Je préfère perdre des ventes et que ma musique circule plutôt que de vendre peu et de ne pas exister du tout.

Le seul vrai remède n’est-il pas la scène et encore la scène ? Il semble que ce soit d’ailleurs le chemin que vous suiviez ?
Oui, a priori ce devrait être la scène, mais beaucoup de choses sont verrouillées à ce niveau-là aussi. Dommage, il y a pourtant de belles choses à faire.  J’ai personnellement un parcours très atypique et  semé d’embûches, mais très riche. À l’image de la société, j’ai peur qu’il n’y ait plus qu’une minorité richissime et une majorité qui crève de faim tout simplement. Un artiste qui ne vit plus de son métier sera toujours un artiste, mais avec beaucoup plus de difficulté qu’il n’en a déjà. Il est certain que moins on laisse de chances à un artiste plus cela va lui être difficile de diffuser son œuvre donc de se faire (re)connaître.

Depuis vos début, vous autoproduisez vos albums. Est-ce un choix ou quelque chose que vous subissez faute d’audace artistique des maisons de disques ?
Le premier était chez un petit label indépendant, éteint aujourd’hui. Pour les deux derniers je suis très honnête, c’est quelque chose que je subis effectivement. Mais finalement cela me laisse une grande liberté qui n’est pas désagréable. Je suis maître de mon travail et j’avoue qu’étant quelqu’un de très indépendant de nature,  je pense ce n’est peut-être pas un hasard si j’en suis là... certes, c’est un luxe qui se paye. Comme de signer avec un label doit aussi être un luxe qui se paye. L’essentiel pour moi est de faire les choses bien, de manière authentique, et le plus longtemps possible.

Votre album se termine par le morceau « Nous ne savons plus qui nous sommes ». Avez-vous l’impression que la société perd ses repères ?
Oui. Pas vous ?

Vous diriez que vous êtes une chanteuse engagée, militante ou concernée ? Et pourquoi ?
Une chanteuse concernée. Concernée par ce qui m’entoure. J’ai les yeux ouverts sur le monde, même si j’avoue que je n’y comprends pas toujours grand chose. Je vois les autres, j’essaye d’apporter ma pierre à l’édifice. Je suis perplexe quant  à l’état de notre société, de notre monde plus globalement. J’ai du mal à m’engager dans un parti ou autre, j’ai l’impression que je serais toujours déçue par une poignée d’hommes qui croient détenir « la » vérité. Je me réfugie dans l’art, la poésie, pour agir. Sinon je serais une militante acharnée je pense, d’un quelconque parti plutôt situé à gauche. Je préfère chanter…

Le 19 mai 2009 à Rennes avec Orly Chap (Ubu [3], Embellies de printemps [4], 09 77 81 01 40)
CD : « Nous ne savons plus qui nous sommes » (Patchrock / Anticraft distribution)
Site internet : www.charlotte-etc.com [5]